Il est tard pourtant, c’est vers le Haras de Pado que tu te diriges. Tu as beau revenir d’une journée de travail, tu ne peux t’empêcher de venir dire bonsoir à l’élégant bai. Et dire que tu viens à peine de le rencontrer ! Comment peux-tu encore affirmer que tu as tiré un trait sur les chevaux ? Tu es pathétique, gamine. Mais, passée une certaine heure, tu n’as plus aucune limite. Tu te gares en vitesse, sans vraiment prendre le temps de bien aligner ta voiture sur les marquages au sol : à cette heure tardive, les cavaliers ne sont plus très nombreux.
Comme l’air se fait toujours plus doux, tu avais opté pour laisser Phantom au pré, afin qu’il profite un maximum de cette belle journée. Tu remontes donc le chemin de terre qui mène jusqu’aux pâtures que le Haras met à disposition des pensionnaires. Tu souris : d’autres chevaux profitent également de ces étendues immenses d’herbe. Ils ont l’air heureux, dans ce petit coin de paradis … Lorsque tu arrives devant le pré de Phantom, tu es pensive. Tu t’assois sur le plus haut des rondins et tu plisses un peu les yeux, comme si cela pouvait t’aider à mieux voir dans l’obscurité qui commence à éteindre le ciel.
Le mâle se trahit : il ronfle des naseaux, ce qui te fait dresser l’oreille. Tu as besoin de quelques secondes pour t’acclimater au mieux et, enfin, tu distingues sa silhouette. Oui, il manque encore de muscles et il pourrait être mieux dessiné néanmoins, une fois encore, il t’impressionne. Sa prestance est immense : même lorsqu’il se contente de se goinfrer, tu reconnais en lui les traits d’un cheval qui saura sans nul doute se défaire des épreuves dans lesquelles il courra. Un doute te traverse soudain l’esprit : tu ne sais pas, au fond, quels sont les projets de ton ami pour lui. Qui sait ? Il veut peut-être faire de lui un cheval de loisir et rien de plus.
« Je suis sûre que tu trouverais ça dommage, toi aussi … N’est-ce pas mon garçon ?
Comme tu lui parles, il se redresse. Il réagit seulement au son de ta voix : il ne saurait avoir conscience que tu le questionnes directement. Il ne s’étonne plus de te croiser partout où il va. Jamais un humain ne l’avait autant collé que toi auparavant ! Tu ris en imaginant cela. Serait-il possible qu’il se sente oppressé ou épié ? Comme s’il comprenait tes doutes, le beau brun se redresse et plonge son regard sur toi. Il étend doucement son col dans te direction et tu tends à ton tour ta main. Il n’en faut pas plus pour le convaincre de se décider à venir à ta rencontre.
Il marche avec nonchalance mais les traits qui le dessinent sont si saillants que, même ainsi, Phantom reste beau. Il est impressionnant de charisme. Tu souris tout en lui faisant un accueil triomphal : au programme de ce soir, caresses et morceaux de pomme. Il les avale d’ailleurs goulument, du jus venant maculer ses lèvres sombres. Un vrai glouton ce jeune homme ! Tu ris. Tu ris de ce bruit si cristallin et léger, si vibrant aussi ! Tu ris et, pour la première fois, tu remarques que Phantom réagit à ce son bien particulier. Il ne l’assimile pas encore à toi, tu n’es sans doute pas individualisée dans son esprit néanmoins, il sait que c’est là quelque chose de particulier. Un point qui pourrait lui permettre d’opérer une distinction.
Mais te différenciera-t-il des autres ? Seras-tu son élue ? Ou n’es-tu que de passage, comme tu te plais si bien à le répéter ? Tu vois, tu craques déjà. Il ne t’aura pas fallu plus de trois jours pour tomber sous le charme du jeune étalon. Tu secoues doucement la tête et une fine brise se lève, jouant dans tes cheveux qui commencent à devenir un peu trop long à ton goût. Phantom se rapproche encore de toi et il effleure tes genoux de son nez chaud. Le vent soulève sa crinière : même s’il porte une petite chemine, il sera mieux au chaud pour la nuit. Tu sautes dans son pré et tu lui passes son licol que tu avais pris soin de jeter sur ton épaule avant de le rejoindre. Ce soir, la nuit semble avoir quelque chose de magique.
Tu tiens à peine debout pourtant, t’arrives à te traîner jusqu’au niveau des prés. La brise s’est considérablement adouci depuis quelques jours et les chevaux peuvent à nouveau dormir dehors, à condition qu’ils portent une couverture. Etienne t’a avertie, dans la soirée, que c’est là que se trouverait Phantom le lendemain. Tu ne sais pas vraiment comment tu as fait pour conduire dans ton état jusqu’au Haras et tu appréhendes déjà de reprendre tes esprits et d’inspecter la carrosserie de ta voiture. Ce n’est que le cadet de tes ennuis pour l’heure. Tes yeux sont rouges et gonflés et tu sais que tu dois faire peine à voir.
Mais l’étalon ne te jugera pas. Tu hésites pourtant à poursuivre ta route : pourquoi tu te retrouves ici à des heures impossibles de la nuit ? Tu te mords si fort la lèvre qu’une goutte de sang glisse sur ta peau. Tu as besoin de quelques secondes pour le comprendre : maladroitement, tu te frottes le visage dans les mains. Ton eye-liner et ton fard à paupières sombres les maculent. Cette fois, tu en es certaine : tu dois avoir l’allure d’un monstre. Mais ce n’est pas grave. Tu as besoin de le voir, de le regarder être. Tu sais déjà que sa prestance calmera tes nerfs qui sont, cette nuit, à vif.
Tu avances doucement. Tes talons font néanmoins trop de bruit et puis, tu marches trop lentement à ton goût. Tu ne prends même pas la peine de regarder autour de toi : tu t’arrêtes et, le plus naturellement du monde, tu retires tes chaussures. Pieds nus, tu reprends ton chemin. Les graviers se plantent fiévreusement dans tes plantes de pieds mais tu feintes d’être sourde à la douleur. Tu n’es plus dans ton état normal et c’est à peine si tu te rends comptes de ce que tu es en train de faire.
Tu t’appuies sur la barrière du pré de Phantom. Tu plisses les yeux pour tenter de distinguer sa silhouette déjà bien bâti. Tu ne vois presque rien néanmoins, tu entends une respiration régulière et profonde. Tu sais qu’il est juste là. D’ailleurs, il te regarde sans doute. Il doit se demander ce que tu as encore à l’épier de la sorte. Ton coeur se serre dans ta poitrine : tu as envie de caresser le velours de ses naseaux. Tu escalades difficilement les quelques barrières et tu avances de plusieurs pas. Tu murmures le nom de l’étalon et tu entends, quelques secondes après, des foulées dans l’herbe.
Tu frémis mais tu ne peux rien faire d’autre que d’attendre que tes yeux ne s’habituent à l’obscurité ambiante. Alors, tu prends sur toi. Tu l’appelles à nouveau et le brun se déplace. Finalement, il te touche au moment où tu commences enfin à distinguer les formes au milieu de l’obscurité qui est encore profonde. C’est étonnant : d’ici une heure ou deux seulement, le jour se lèvera. Mais pour l’heure, tu ne vois rien ou presque.
Le beau brun ne semble pas surpris de te trouver ici. Il avance son nez vers toi et il respire profondément. Il doit sans doute chercher une friandise. Tu te sens un peu idiote dans ta robe de soirée, pieds nus, au milieu d’un pré aussi grand. Et finalement, ton rire cristallin s’échappe. Le mâle se redresse et renâcle : il commence à s’habituer à ce son étonnamment mélodieux. Il reste près de toi et la chaleur de son corps est un véritable baume pour ton âme écorchée.
Tu te souviens des nuits sans fin que tu partageais avec ton ancien partenaire. Tu avais pour habitude de le veiller des soirs entiers et de rouvrir les yeux sur une aurore naissante, quelques étoiles embrasant encore les cieux qui devenaient pourtant déjà plus clairs. Tu ne sais pas si tu auras un jour cette proximité avec Phantom. Mais pour l’instant, tu constates que le jeune mâle se tient juste-là, au lus près de toi. Tu caresses longuement son chanfrein et, comme il vient appuyer sa lourde tête contre ta poitrine, tu devines qu’il veut que tu le grattes un peu mieux. C’est peu payer et, sourire aux lèvres, tu t’exécutes.
Même si tu es encore dans le brouillard, tu te rappelles qu’il affectionne tout particulièrement que tu lui grattes la base de l’encolure, juste au-dessus du poitrail. Tu avances sans crainte, comme s’il était impossible que, maladroitement, il ne vienne écraser tes pieds nus de ses tranchants sabots ferrés. Tu n’as plus la conscience de prêter attention à de telles données qui sont, à cet instant, comme autant de détails pour toi. Alors tu avances, sans plus de défense ni de garde-vous. Et dans le silence entier de la nuit noire, Phantom et toi créez encore des liens. Vous renforcez les acquis et vous vous découvrez une nouvelle complicité qui naît, finalement, de ce silence et de ces sens amoindris. Il faut, cette nuit, croire en l’autre et en sa bienveillance. Et à ce jeu-là, vous semblez exceller.
C’est presque tremblant que, ce matin, le jeune homme se présente à son étalon. La journée d’hier a été riche en émotions : suite à sa chute, Etienne a dû se résoudre à rentrer à pieds jusqu’au domaine, ne trouvant nulle trace du beau bai. Les recherches ont ensuite débuté et heureusement, ils n’ont pas mis bien longtemps à retrouver le mâle qui semblait les attendre à l’orée du bois. Loin d’être traumatisé par l’évènement, Phantom s’est même montré incroyablement doux avec eux, comme s’il était lui aussi soulagé que l’on soit venu le chercher. Le vétérinaire est passé afin de s’assurer qu’il ne souffrait de rien et tout le monde, enfin, a pu respirer normalement.
Etienne s’en veut pourtant : il ne s’explique toujours pas comment il a pu chuter si lourdement et surtout, il ne peut s’empêcher de penser que les conséquences auraient pu être bien plus graves. Et si le mâle, en fuyant, s’était pris dans ses rênes ? Il a passé une bonne partie de la soirée au téléphone avec Chloé, cherchant des réponses à ses questions et, surtout, cherchant une oreille qui puisse l’écouter et le comprendre. La jeune femme a bien rempli son rôle et lorsqu’enfin le môme pose les yeux sur son étalon, un sourire étire ses lèvres.
Les membres enveloppés dans d’épaisses bandes de repos et les sabots protégés par des cloches, le bel entier renâcle paresseusement lorsque son regard se braque sur son humain. Il secoue plusieurs fois la tête et, après avoir feint une hésitation, il se met finalement en branle. Dans un pas tranquille et assuré, il rejoint le gamin et n’attend pas beaucoup plus longtemps pour passer sa jolie tête au-dessus des barrières. Etienne sourit et caresse le chanfrein bien dessinée de Phantom. Il est heureux de constater que le demi sang a déjà oublié l’incident de la veille.
Pour célébrer ces retrouvailles, il propose une pomme bien juteuse à l’entier qui ne se prive pas de la dévorer en quelques instants. Le gamin sourit : Phantom est vraiment incorrigible. Aujourd’hui, il a prévu un petit programme pour le mâle. Ils vont surtout prendre le temps de se promener dans le domaine mais, avant cela, Etienne entend bien le faire franchir un obstacle ou deux pour s’assurer que l’entier n’a pas pris peur ou qu’il n’a pas perdu confiance. Il profite du début de journée pour passer de longues minutes en compagnie du joli bai. Parfois, il faut savoir ne rien faire et juste prendre conscience de la douceur du moment présent.
Chaque fois que Phantom le sollicite, Etienne lui répond en caressant son corps. Sa robe est déjà chaude : comme il est sombre, il prend plus rapidement les rayons du soleil. Le gamin sourit et c’est un peu le signal de départ. Il le rejoint dans sa pâture et lui passe son licol. Phantom ne cherche pas à fuir : il semble même heureux de reprendre le chemin des écuries, se doutant sans doute qu’ils vont bientôt sortir. Il marche d’un pas énergique et, comme il aperçoit d’autres chevaux, il pousse de longs hennissements bas de gorge pour signifier sa présence.
Il se redresse soudain et remonte sa queue sur sa croupe. L’oeil brillant et les naseaux dilatés, Phantom a des airs de Pur-Sang lorsqu’il campe de telles positions. Etienne ne peut se retenir de rire : il se moque tendrement de son entier et pense déjà à l’avenir. Et si Phantom devenait un extraordinaire cheval de sport au point d’engendrer une belle descendance ? Il secoue doucement la tête : il pense que ce n’est qu’un rêve qui n’aura pas lieu.
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