Le pépiement des oiseaux m'avait réveillée aux aurores. Leur poésie espiègle s'était glissée jusqu'à mes oreilles, dansante, ensorcelante, et m'avait tirée du lit avec un enthousiasme qui ne m'est pas propre en matinée. Un douche chaude, un café brûlant, et j'étais presque d'attaque pour une nouvelle journée aux écuries. Quel était le programme du jour ? Un cours. Quelle thématique ? Aucune idée. C'était là une surprise complète qui m'attendait, puisque personne n'avait daigné me mettre sur la piste, ou alors avaient-ils si bien cachés leurs indices qu'il m'avait été impossible de les débusquer. Pour autant, je me sentais presque envahie d'une sérénité nouvelle, chaude sensation qui s'étirait de la pointe de mes pieds à la racine de mes cheveux.
La froideur matinale censurait les rayons timides d'un soleil pourtant présent. J'avais arraché à la volée l'une des vestes qui trônait sur le porte-manteau, avant de me précipiter dehors. Le vieil adage parlait d'avril comme le mois où il ne faut pas « se découvrir d'un fil ». Peut-être serait-il bon pour moi de porter un peu plus d'attention aux dire des anciens, au lieu de n'en faire toujours qu'à ma tête.
Par chance, je n'habitais pas loin de mes nouvelles écuries. En l’occurrence, une dizaine de minutes seulement me séparaient des infrastructures. Lorsque j'y arriva, le parking était quasiment désert. Je suppose que les cavaliers ne sont pas les plus matinaux. Ce n'est pas plus mal, je sais apprécier le calme ouaté d'un début de journée frileuse. Je frotte mes mains l'une contre l'autre, piquée soudainement par la fraîcheur de l'air que le chauffage de ma voiture m'avait aidé à oublier. Je ne suis pas d'un naturel très prévoyant, mais je me félicite d'avoir pensé à embarquer des gants. Pour une fois, ce n'est ni mon manque d'organisation ni mon esprit tête en l'air que l'on pourra me reprocher.
J'avance à pas calfeutrés jusqu'au tableau d'affichage. Dans le silence épais qui règne dans les couloirs, chaque avancée semble aussi bruyante qu'un claquement de fouet. J'inspecte les lettres couchées au marqueur noir sur le tableau blanc, jusqu'à buter sur mon nom. Il est écrit en face de celui de
Otto. J'ai déjà croisé le cheval, j'en suis persuadée. A force d'arpenter des heures les boxs à la recherche d'un équidé à chouchouter, je finis par me heurter aux mêmes noms. Ce qui me chagrine un peu en revanche, c'est que je ne suis pas très physionomiste ; ce n'est pas grave, j'ai du temps devant moi pour le retrouver à travers les nombreuses allées.
Ce qui m'inquiète soudain, c'est le mot « cross » qui s'étale au-dessus de nos patronymes. Les lettres semblent danser une chorégraphie endiablée, narquoises. Je jurerai pouvoir les entendre ricaner. Instantanément, j'ai l'impression de n'avoir avaler rien d'autre qu'une énorme pierre, s'écrasant de tout son poids dans mon estomac. Je déglutis. D'abord l'obstacle, maintenant ça ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne suis pas foncièrement ravie d'apprendre la nouvelle. Sauter n'est pas ma discipline de prédilection, je m'y suis déjà étalée dessus. Mais les barres ne sont rien d'autres que des poutres de bois fragiles, prêtes à fuir à la moindre touchette du bout du sabot ou se briser sous mon poids dans le pire des cas ; les obstacles du parcours de cross sont bien plus butés, vicieux, et nous conduiront à la chute sans sourciller, sans s'écarter d'un poil.
J'ai trouvé le box de Otto, finalement sans trop d'encombres. Me voilà face à un grand gris, l'air léthargique de celui que l'on vient de tirer d'un sommeil profond. Si je peux me permettre, l'étalon ne semble pas spécialement du matin. L’œil ténébreux du géant me scrutant de bas en haut, puis de haut en bas, quelques peu méprisant. Si il avait pu rouler des yeux à mon approche, il l'aurait sûrement fait. Je me présente tout de même, paume de la main tendue vers son bout du nez en guise de salutations. Il la sent, dédaigneux, et se retire. Je n'ai pas l'impression de beaucoup l'intéresser, et s'il réprime son enthousiasme, il est un excellent comédien. J'entre dans le box en décidant d'ignorer la froideur de mon futur partenaire. Nous avons du temps devant nous pour essayer d'acquérir un semblant de bonne humeur – dit la personne qui se lève du mauvais pieds six jours sur sept.
Lors du pansage, le selle français ne me porte que peu – voir aucune – attention. Je dirai qu'il semble plus agacé qu'autre chose par ma présence, et semble boudeur. Il est tourné vers la porte, l'encolure mi-haute, les oreilles légèrement à l'arrière. Je suis objectivement grognon de bon matin, et il serait hypocrite de ma part d'en dire quoi que ce soit. Je lui laisse le bénéfice du doute quant à son potentiel bon caractère, mais disons que d'un point de vue général, le courant ne passe que moyennement. Il ne me veut toutefois pas la mort je présume, puisqu'à la sortie du pansage, j'ai encore mes dix doigts et chaque centimètre de ma peau est intacte. C'est un assez bon constat.
Le seller n'aura pas été une mince affaire. Mon grand frère m'appelait affectueusement « la naine » lorsque nous étions plus jeune – il ne se prive pas de le faire aujourd'hui encore, et ce pour une très bonne raison. Poser le tapis était encore assez simple, la selle toutefois me demanda un peu plus d’effort dans les triceps. Quant au filet, il fut un véritable calvaire à lui passer. S'il me restait un doute sur le manque de volonté de Otto, je fus rapidement mise au courant de son désintérêt pour le travail. Jamais je n'ai eu à tant me « battre » avec un cheval pour lui faire prendre le mors, puis lui faire baisser la tête. Je ne compte pas le nombre de fois où j'ai dû m'y reprendre pour parvenir à harnacher l'étalon qui, s'il ne se défendait pas violemment, profitait clairement de sa taille à son avantage pour me mettre des bâtons dans les roues. Autant dire que ma patience fut mise à rude épreuve.
Heureusement, le géant gris se montra plus coopératif lorsqu'il fut temps de lui poser les protections. Si je n'avais d'appréhension concernant les guêtres et protèges boulet, je m'étais surprise à me demander quel serait son niveau de collaboration au moment de lui poser les cloches. Bon nombre de chevaux n'aiment que moyennement la pose de celles-ci, et la dernière chose dont j'avais envie était bien de me battre toute la matinée avec un cheval mal réveillé. Toutefois la bonne surprise était au rendez-vous, et je me permis quelques caresses de félicitations, prodiguées à un cheval toujours de marbre.
Séance montée
Neuf heures tapantes. Je me retrouve juchée sur le dos du selle français, dans le carré de détente du terrain de cross. Nous sommes actuellement trois pour ce cours collectif, ce qui s'annonce plutôt bien, puisque travailler en effectif réduit est toujours plus agréable que dans de grands groupes de cavaliers. L'attention du coach étant moins divisée, et logiquement bien plus focalisée sur chaque élève. Nous entamons notre détente au pas et au trot, détente que je dirais « classique ». Sans trop pousser le cheval, pour le « réveiller » doucement et le mettre petit à petit au travail. Le gris est splendide. Visiblement plus alerte qu'il ne l'était niché dans son box, il observe les alentours d'un œil semble-t-il serein. La verdure qui s'étend autour de lui, les arbres qui se dressent ; rien ne semble le perturber, ni l'effrayer. Ses allures sont puissantes et cadencées. Au moindre pas effectué, on sent la force qui se dégage de lui, les muscles saillants qui roulent sous sa peau fine. Il n'y a aucun doute à avoir quant au fait que Otto a la carrure d'un véritable athlète.
Dès les premières barres passées à la détente, j'ai compris. Mon cœur s'est perdu dans une spirale infernale, et s'est réfugié au creux de mon estomac, où il bat maintenant la chamade. La puissance est synonyme de prestance, d'élégance, d'émerveillement. On en oublis les points les plus ombrageux qui s'y rattachent : qui dit puissance dit force, et parfois, annonce même la fougue. Je me sens un minuscule poids trimballé d'un côté de l'autre par ma monture. Le contrôle, régulièrement, me glisse des mains, et lorsque l'étalon décide que l'on se placera à gauche, difficile de lui faire entendre raison. Pour être honnête, je n'avais jamais encore eu pour partenaire un équidé aussi buté et caractériel. Certains n'étaient pas vaillants ou un peu chaud, mais jamais ils n'avaient cette arrogance, cet orgueil qui semblait caractériser Otto dans toute sa splendeur.
Alors certes, le cheval est splendide en action. La force qu'il déploie lors de ses sauts est incroyable, tant à la vue qu'au ressenti. Et il semble apprécier ce qu'il fait. Né pour s'élever majestueusement au-dessus des embûches de toute sorte. En somme, une monture rêvée pour un cavalier de complet. Mais pas pour moi. A vrai dire, je suis plutôt du genre hippie de l'équitation, à m'enticher à vitesse grand V de n'importe quel nouveau cheval ou poney. Pourtant cette fois-ci, j'avais du mal : on ne se comprenait pas. Aussi butés l'un que l'autre, nous semblions être deux prisonniers en cavale, menottés l'un à l'autre, courant dans deux sens différents – et ce, à répétition.
Après plusieurs obstacles isolés, puis un parcours décomposé en plusieurs petits enchaînements d'obstacles, je l'ai senti venir. L'enchaînement de trop. On aurait pu s'arrêter là, et rester sur une note plus ou moins positive. Mais il fallait que l'on repasse le parcours,
une dernière fois. L'esprit du gris s'était échauffé graduellement. Doucement d'abord, puis un peu plus à chaque obstacle franchi. Mes mains me brûlaient à force d'essayer de le retenir par les rênes. Démunie, je me sentais bouillonner à l'intérieur, ma patience atteignant peu à peu ses limites, et nous nous étions lancés dans cette lutte frontale. Un rapport de force que je n'avais aucun moyen de gagner.
Nous nous élançons sur le même parcours que nous avons effectué précédemment. J'essaie de garder une allure cadencée qui ne se transformera pas en cavalcade effrénée. En équilibre sur mes jambes, je me rapproche de ma selle à l'abord du premier obstacle, qui n'est autre qu'un gros tronc d'arbre posé à même le sol. Jusque là tout va bien. Otto s'élance de plus belle à la poursuite du second. Le bruit de ses sabots martelant le sol avec fougue me bourdonne aux oreilles. Nous allons vite, très vite. Trop vite ? Bien trop à mon goût en tous cas. L'étalon s'envole au-dessus de la stère et se réceptionne lourdement, me secouant dans tous les sens. Je me bats tant bien que mal pour faire ralentir le missile nucléaire sur lequel j'ai posé mes fesses plus tôt. Je me redresse, resserre mes doigts sur les rênes ; et à court d'idée, je fini même par m'accrocher à ces dernières, basculant tout mon poids à l'arrière. Le gris me cède un peu de cadence, non sans se débattre et lever violemment la tête. Nous passons le contre-haut déséquilibrés. Le saut est gros, disgracieux. Je peine à retrouver mon équilibre à la réception, mais le voilà qui s'élance à nouveau, plus vif, plus déterminé. Agacé, pour ne pas dire enragé, de l'affront de lui tenir tête précédemment, de l'avoir contraint à ralentir, il se débat violemment contre moi, la tête haute, chassant de la queue en guise de protestation. Le dernier obstacle, un tronc, tout ce qu'il y a de banale. Et alors que je me met en position sur ma selle, prête à accompagner son saut – il plante les quatre fers dans le sol. Un arrêt splendide, contrôlé, précis. Surprise, je n'ai pas le temps de cligner des yeux que je suis déjà passée au dessus de l'obstacle. Le souffle me quitte l'espace de quelques secondes, et lorsque l'air revient gonfler mes poumons, il le fait avec une telle violence qu'il me semble que ces derniers vont exploser.
Je reste là, hébétée. Stupéfaite, mais surtout ahurie et penaude. Le plus surprenant dans l'histoire, c'est que je ne l'ai pas vu venir. C'était la suite logique. Je me relève, couverte de terre, mais en un seul morceau. J’entends le coach me demander au loin si ça va, tandis qu'il se précipite vers nous. Ça va. Je viens seulement d'être foudroyée par la honte – et le coup va sûrement laisser quelques bleus. Mais ça va. Je reprend les rênes en mains, et je grimpe avec un peu d'aide sur ma selle. S'il le pouvait, je suis certaine que Otto me montrerait du doigt en riant sournoisement. Et je ne pourrais même pas lui en vouloir. Après tout, tout est de ma faute : je n'ai pas voulu voir plus loin que le bout de mon nez. Parfois, il n'y a rien de tel que s'écraser au sol pour vous remettre les pieds sur terre – sans mauvais jeu de mot évidemment. Nous repasserons ensuite le dernier saut, tranquillement, et nous arrêterons là.
De retour aux écuries, je m'occupe de ma monture, qui retrouve une attitude glaciale. Est-ce que je lui en veux ? Non, pas le moins du monde. Qu'on ne se comprenne pas est une chose, mais c'est au cavalier à s'adapter au cheval et non l'inverse ; il n'a fait que se défendre contre une mesure qu'il jugeait trop agressive. Il y avait toutefois bien longtemps que je n'étais pas tombée, et encore plus d'aussi haut. L'orgueil en prend un coup, mais bien moins que mes vieux os endoloris. Je suppose que ma démarche – déjà pas bien gracieuse qu'on se le dise – va en pâtir pendant plusieurs jours. Ouch. D'un point de vue « bilan de séances », on aura connu mieux.