Box de Cabriole

La situation avec papa est étrange, nos échanges maladroits. Je suis arrivée hier et, vingt-quatre heures plus tard, j'ai l'envie folle de prendre mes jambes à mon cou, demi-tour toute en direction de l'Allemagne. Si je le pouvais, je le ferais. À la place, je m'efforce de nous laisser une chance. En réalité, la vie na pas l'air si mal ici, c'est juste que je déteste cette tension et tous les mots que l'on n'ose pas encore dire, qui restent en suspend sur nos lèvres. Le ranch de papa est immense, bordé de toute part par la forêt, fait dans un style purement américain jusqu'au drapeau des États-Unis qui claque dans le vent et au gros pick-up garé dans l'allée de la maison. J'ai l'impression d'être entrée dans un nouveau monde, ce lieu a plus un air de photographie texane que de carte portale française. Papa est venu me trouver en début d'après-midi. Je louais tranquillement avec Oslo, son berger australien pot-de-colle, quand il m'a demandée de le suivre en me disant simplement qu'il avait quelqu'un à me présenter. J'ai eu envie de soupirer et de le suivre en trainant des pieds mais je me suis abstenue, s'il pensait que j'avais besoin de lui pour rencontrer des gens c'était raté. Tout ça pour la simple et bonne raison que je n'avais aucune intention de faire connaissance avec quiconque. Seulement, je n'avais pas la moindre suspicion, tandis que je le suivais, que ce quelqu'un puisse être autre chose qu'une personne. Il a bredouillé quelque chose qui, traduit sans les temps d'arrêt et les hésitations donnait à peu près ça : je sais que la situation est compliquée, surtout pour toi (sans blague !!), alors je me suis dit qu'une amie pourrait probablement t'aider à surmonter tous ces changements. Il a repositionné son chapeau de cow-boy sur le haut de son crâne dans un geste clairement anxieux que je le vois souvent faire, puis il s'est immobilisé devant un paddock avant de me tendre le licol posé sur la clôture en bois. Je te présente Cabriole. Je me souviens que tu m'as dit adorer cette race, j'espère que c'est toujours le cas. Je suis restée complètement interdite, les yeux rivés sur la ponette nous regardant avec curiosité. Je ne suis pas sûre de ce que papa a ressenti face à mon silence mais il a ajouté, gêné, que si elle ne me plaisait pas, il pouvait toujours me trouver un autre cheval. La meilleure réaction aurait été de le remercier chaudement, de lui dire que je n'avais pas besoin d'un tel cadeau. Au lieu de ça, j'ai adopté l'attitude de toute adolescente de seize ans et j'ai sauté de joie comme une enfant le matin de Noël qui découvre ses cadeaux. Ni lui ni moi n'avons fait de remarque quand je l'ai serré dans mes bras avant même de m'en rendre compte, complètement euphorique et agréablement surprise qu'il se soit souvenu de mon amour pour les Fjords. Bon sang, maman va être tellement furax.

Après le déjeuner, papa est allé s'occuper des chevaux de ses clients tandis que je me suis dirigée vers le paddock de Cabriole en me retenant de sautiller avec entrain. Le licol à peine passé, elle s'est empressée de mordiller la longe avant de faire le flehmen, ce qui n'a pas manqué de faire rire. Elle s'est laissée mener docilement jusqu'à la barre d'attache devant les écuries avant que je n'attaque consciencieusement son pansage, enlevant la moindre trace de terre de sa jolie robe beige. Moins de cinq minutes. C'est le temps qu'il m'a fallu pour aller chercher les affaires de horse-ball que papa a réussi à me dénicher, précisant qu'il m'emmènerait bientôt à la sellerie du coin pour acheter ce qu'il me manquait. Moins de cinq minutes. C'est le temps qu'il a fallu à Cabriole pour sortir absolument toutes les brosses de la caisse que j'avais laissé à côté d'elle. Elle m'a regardé d'un air qui semblait dire tiens déjà de retour, une étrille encore entre les dents. J'ai tenté de la récupérer, la Fjord commençant d'abord par bouger la tête pour m'éviter puis affermissant sa prise lorsque je m'en suis enfin emparée. Après un moment de bataille qui semblait bien plus à du jeu qu'autre chose, j'ai finalement laissé tomber pour m'atteler à la préparer. La pose des bandes vert sapin (ma couleur préférée) fût toute une aventure, Cabriole s'amusant à bouger sans cesse et à lever les membres au fur et à mesure de ma progression. Cela m'a facilement pris quinze minutes avant que je ne puisse enfin poser un tapis de la même couleur sur son dos, y ajoutant selle puis martingale une fois sanglée. Faute de sangle de ramassage (un des objets que papa n'a pas réussi à me dégoter), j'ai accroché une vieille étrivière qui trainait dans la sellerie à chacun de mes étriers. Une fois le filet correctement ajusté sur la tête de la ponette, je me suis dirigée vers une carrière en herbe adjacente pour découvrir le potentiel de ma nouvelle amie dans ma discipline favorite : le horse-ball.

Séance de Horse-Ball
Des étoiles dans les yeux après notre première séance ensemble, j'ai ramené Cabriole à l'attache pour des soins bien mérités. Le bridon retiré, je lui ai amené un seau de mash afin qu'elle puisse occuper sa bouche autrement qu'en s'amusant avec mes brosses. Aussitôt, elle y a fourré le nez tandis que je lui retirais le reste du matériel avant de la panser, tout aussi consciencieusement que tout à l'heure. Rêveuse. Voilà l'air que je devais avoir quand papa est revenu à ma rencontre pour me demander comment ça c'était passé (comme si je ne l'avais pas remarqué nous observer par moment, prêt à accourir au moindre problème). Il m'a aidée en rangeant l'équipement de Cabriole pendant que je terminais de lui curer les pieds, échangeant quelques mots sereins avec moi par moments. Je crois que c'est la première fois depuis mon arrivée hier où j'ai vraiment souri. Un sourire sincère, pas forcé. Je pense que je lui demanderais, plus tard, de m'apprendre à monter comme une véritable cow-girl de rodéo (ce que j'aurais probablement su faire si la vie ne m'avait pas éloignée de cet endroit il y a douze ans). Après avoir ramené la jolie Fjord dans son paddock, je suis restée un moment à la contempler et à scruter le monde autour de moi. Finalement, peut-être que je me plairais plus ici que ce que j'avais pu imaginer de prime abord.