Une dernière signature et hop ! Avec soulagement, je posai mon stylo. Toutes les factures étaient payées, la nourriture achetée, livrée et stockées, le nouveau matériel rangé… Nous étions prêts pour l’hiver. J’étais bien contente que ce soit terminé. En général, s’occuper de ça, c’était le boulot d’Alex, mais mon frère avait eu un problème qui l’avait retenu en famille un peu plus longtemps. Et ce n’était pas sur Cat’ qu’il faudrait compter pour tout ça.
Le soleil à l’extérieur m’attirait comme un aimant, j’avais envie de sortir. Je décidai donc d’aller faire un tour du côté de Rescue Me, je n’y étais pas retournée depuis que j’avais acheté Légende, ma belle pie palomino traumatisée par les humains. J’enfilai donc ma doudoune et m’en allai à la rencontre du soleil. Malgré l’air froid et le gel qui parsemait l’herbe, les rayons réchauffaient l’atmosphère. Cependant, je bénissais ma double paire de chaussettes enfilée ce matin…
Je passai sous l’arcade familière portant l’inscription « Rescue Me » et commençait à longer les différents paddocks. Je reconnus certains chevaux, déjà là avant, et certains étaient nouveaux. Par curiosité, je me dirigeai vers l’ancien paddock de Légende, afin de voir quel cheval avait pris sa place. Je repérais rapidement le cheval, un Akhal Téké à la couleur particulière. De ce que je pouvais voir, d’un superbe argenté parsemé de noir. Sur la barrière était cloué une plaque. Auparavant celle de Légende s’y trouvait. Là, on pouvait lire « Evarinya ». Une jument donc… En dessous, je saisis son dossier pour le lire. Agée de 9 ans, elle eut un grave accident dans lequel son cavalier laissa la vie. Cavalier qui, visiblement, ne méritait pas ce cheval. Apparemment, la jument avait un niveau exceptionnel et était auparavant destinée aux Jeux Olympiques. Waouh… Même Admiral, l’espagnol de Catriona, ne possédait pas un tel niveau. Pauvre jument…
Je rangeai le dossier et je pénétrai dans le paddock. La jument leva la tête et je la vis se tendre, prête à fuir. Comme je le faisais auparavant avec Légende, je me dirigeai vers mon endroit préféré du paddock. Je me serais assise sur la souche d’arbre, mais je refusais de tremper mon pantalon en m’asseyant sur du gel. Inutile de mourir de froid ! La jument m’observait, relativement loin. Je faisais de même. J’hésitais, puis je décidai de m’approcher un peu. Elle me regarda venir, prête à détaler. Je m’arrêtais à une vingtaine de mètres de la jument.
« Salut ma belle. Je m’appelle Roxane. Ne t’inquiète pas, je te promet que je ne vais pas te faire de mal. »
Je remarquais les nombreuses plaies qui parsemaient son corps. Certaines étaient recouvertes par une croûte, d’autres par un espèce de mélange entre boue et sang… Il faudrait nettoyer tout ça assez vite, si on voulait éviter une infection. Enfin, pour celles qui ne l’étaient pas déjà. En observant Evarinya, je remarquais également que son antérieur gauche était enflé, elle ne s’appuyait pas du tout dessus. Une entorse, selon le dossier. Impossible à soigner tellement la jument était terrorisée. Inconsciemment, par réflexe, je repoussais mes cheveux derrière mes oreilles.
Evarinya paniqua et voulut prendre le galop pour fuir. Sur trois pattes, ce fut compliqué et sa démarche particulière me montrait que ce n’était pas la première fois qu’elle fuyait ainsi. Je tentais de lui parler doucement pour la rassurer mais elle semblait inatteignable. Je me maudis pour ma stupidité. La jument argentée s’éloigna beaucoup et s’arrêta enfin, tête haute, oreilles en arrière. Je voyais le blanc des yeux. Je me rapprochais d’elle lentement, en lui parlant. Et comme la première fois, elle me regarda venir sans bouger. Je m’arrêtais à la même distance que la première fois et je continuais à lui parler de tout et de rien, d’une voix calme et posée. Evarinya pointa ses oreilles en avant, vers moi. Elle m’écoutait et je trouvais que c’était déjà énorme. Fuir devait probablement lui coûter énormément sur le plan physique. Il fallait que j’essaye de ne pas l’obliger à forcer sur son antérieur déjà catastrophique. Je m’accroupis dans l’herbe plusieurs minutes, espérant ainsi lui paraître moins agressive, moins dangereuse. Pas comme une ennemie, plutôt comme une « à déterminer ». Elle fit quelques pas dans la direction opposée tout en gardant ses oreilles pointées vers moi.
J’interprétai ça comme sa manière de me congédier. Aussi me dirigeai-je vers la souche d’arbre, sur laquelle je déposai deux bonbons pour chevaux, puis je quittai le paddock d’Evarinya.
Lorsque je revins à Rescue Me, le lendemain, je repérai Evarinya qui mangeait son foin. Il avait du être distribué peu de temps avant, les tas de foin étaient encore gros dans les paddocks. Je m’accoudais à la barrière, relativement loin. Elle cessa de manger son foin et m’observa plusieurs minutes.
« Salut ma belle ! Comment ça va aujourd’hui ? »
Puis elle sembla décider que je n’allais pas bouger, puisqu’elle recommença à manger. Je souris et je restai là à l’observer. Simplement. Elle mangeai tranquillement, sans signe de peur. Tant que je ne bougeai pas et que je restai loin, je ne semblais pas lui faire peur. Lorsqu’elle eut terminé son foin, elle releva la tête pour m’observer. Elle fit deux pas dans ma direction, s’ébroua, puis se détourna et s’en alla en claudiquant vers le ruisseau. J’enjambai la barrière et je la suivis, à une très grande distance. Puis je bifurquai et m’en allai à la souche d’arbre. Aujourd’hui, j’avais prévu le coup. J’enlevai mon manteau imperméable et je l’étalai par terre, avant de m’assoir dessus. Je fermai les yeux, adossée à la souche, et je laissai les rayons du soleil me réchauffer.
Je n’entendis pas Evarinya qui s’était un peu approchée, arrêtée à une vingtaine de mètres de moi. C’est pourquoi lorsqu’elle souffla, je sursautai. Elle fit de même, s’apprêtant à fuir.
« Désolée, tu m’as surprise ! »
Cette fois-ci, je garderais les yeux ouverts. Avec douceur, je me redressai légèrement pour m’adosser un peu plus confortablement. Evarinya recula de plusieurs pas en me voyant bouger. Lorsqu’elle comprit que je ne me levai pas, elle s’immobilisa. Je fouillai dans ma poche et en sortis un bonbon pour chevaux, que je lançai assez loin, mais pas vers elle. Elle me regarda puis tourna la tête vers l’endroit où était tombé l’étrange chose lancée. Puis elle s’y dirigea en claudiquant, huma le bonbon et le mangea.
« Super, c’est bien ! Tu vois, ça ne va pas te manger. »
Elle devait commencer à s’habituer à ma présence. Je lançai un second bonbon puis je sortis mon téléphone. J’entamai un jeu, histoire de passer le temps. Je faisais commentaire sur commentaire au bénéfice de la jument. Elle ne devait pas comprendre mais les différentes intonations de ma voix permettaient de l’y habituer. De temps à autre, je lui lançai un petit bonbon qu’elle mangeait. Mais jamais je ne le lançai plus près de moi pour l’obliger à s’approcher. Je l’observai ainsi si déplacer. Elle avait un bon équilibre malgré son antérieur blessé, probablement du aux années de dressage. Elle se déplaçait souplement, on voyait les vestiges de sa légèreté. Le soleil se reflétait à certains endroits de sa robe, non recouverts par des plaies ou de la boue. Elle avait le dos noir et sa robe s’éclaircissait sur ses côtés. Elle gardait cependant un gris plus foncé au niveau de la croupe. Une petite marque blanche se trouvait sur son front, bien qu’une plaie m’empêchait d’en voir exactement la forme. Ses naseaux étaient noirs et cette couleur remontait sur son chanfrein. Je devinai plus que je ne voyais une balzane à son antérieur blessé. Pour le reste, je ne pouvais pas en déterminer plus. Elle gardait des vestiges de sa musculature mais par endroit, on voyait qu’elle en avait perdu. Fidèle à sa race, elle était assez mince, pour ne pas dire élancée. Si d’habitude, je n’étais pas trop fan de cette race, Evarinya, elle, avait un sacré charme. Elle était belle.
Hésitante mais curieuse, elle s’approcha de quelques pas, réduisant la distance à une quinzaine de mètres. Nous restâmes comme ça un moment, puis l’heure tournant, je me levai doucement et m’éloignai en faisant attention à ne pas me rapprocher d’elle. Je fis un certain arc de cercle puis je rejoignis l’entrée, non sans déposer deux bonbons pour chevaux à proximité du tas de foin disparu.
En arrivant aux paddocks de Rescue Me, je vis que le palefrenier était en train de nourrir tout ce petit monde. Je proposai mon aide et il me remercia. Il m’indiqua qu’il me laissait le soin de nourrir tous les voisins d’Evarinya ainsi que la petite jument dont je m’occupais. Il me connaissait bien, m’ayant souvent vu travailler avec Légende. Et il m’avait également vue rendre visite à Evarinya. Je m’exécutai, gardant la petite argentée pour la fin.
A l’aide de la fourche, je donnai le foin à la jument qui m’observait de l’autre côté de la barrière. Elle était plus près qu’elle ne l’avait jamais été, soit une quinzaine de mètres, mais nous étions séparées par la barrière.
« Coucou Evarinya, c’est moi. Comment ça va ? »
Je partis ensuite ranger et revins au paddock, avant de croiser plusieurs de mes amis respectivement avec « leur » protégé. Un sourire et un salut à chacun plus tard, je pénétrai dans le domaine d’Evarinya, oubliant tout autour de moi. J’avais pris mon bouquin, de manière à continuer à passer du temps avec la jument sans lui faire peur. J’allais à la souche, la jument curieuse me suivant de très loin. Je m’assis sur le sol, à ma place habituelle. Le soleil était toujours là et les températures, bien plus douces que ces derniers jours. Sans plus m’occuper de la jument, j’ouvris le livre et retirai le marque page avant de replonger dans l’univers fantastique.
Je lus un long moment en relevant parfois la tête pour observer la jument argentée. Cette dernière était immobile, les oreilles pointées en avant, vers moi. Régulièrement, je faisais des commentaires au sujet de mon bouquin. Aucun intérêt ni aucune importance. Pourtant, j’espérais que ça servait dans la relation que j’étais en train de bâtir avec Evarinya.
Si la jument semblait un peu moins effrayée par moi que par les autres, elle n’était cependant pas prête à m’approcher. Elle restait là, simplement à m’observer. Et moi, je me mis à fixer ma page, perdue dans mes pensées. Je n’arrivais pas à grand chose. En tout cas, c’était l’impression désagréable que j’avais. Je savais bien que je ne devais pas la brusquer mais elle ne s’approcherait jamais de moi sans une bonne raison de le faire. Avec elle, je ne pourrais pas partager les choses, comme je l’avais fait avec Légende. Peut être que ça marcherait mais je pressentais que ce n’était pas la bonne solution.
Une idée émergea soudain dans mes pensées. Peut être que si moi je ne pouvais pas la convaincre que je n’étais pas dangereuse, un de ses congénères le pourrait. Peut être que si elle ne voyait aucune crainte envers moi chez un autre cheval, ça pourrait l’aider à envisager que je n’étais pas méchante et que je ne lui voudrais pas de mal. Je devrais emmener un de mes chevaux. Il y avait Légende et Phénix que je pourrais éventuellement prêter au jeu. Mais Légende, je tiquai. Elle avait certes confiance en moi, mais je refusai d’aller trop vite avec elle. Phénix viendrait à moi si je l’appelais et on pourrait jouer un peu ensemble.
C’était décidé, j’emmènerais Phénix à ma prochaine visite. Il fallait essayer. Si ça ne marchait pas, je chercherais un autre moyen.
Je restai encore un moment à lire dans le pré d’Evarinya, avant de lancer quelques bonbons pour chevaux assez loin de la jument. Cette dernière alla les manger un par un puis son doux regard se fixa à nouveau sur moi. Je lui parlai gentiment pendant quelques minutes, puis je me levai - elle s’éloigna - et je quittai le paddock en direction de mon domaine.