Invité
Invité | Mer 22 Juin - 22:26 |
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C’est l’été. Les vacances. Le soleil brûlant accroche ses rayons aux pommes rouges du verger. Elles brillent comme des boules de Noël, et leur saveur sucrée ressemble à celle de l’ambroisie divine lorsque, en cachette, l’on en cueille une pour la croquer, sous les feuillages lourds. L’on vit au ralenti pour se préserver de la chaleur, les après-midis flottent dans une profonde torpeur. Le soir, en revanche, quand le soleil tombe derrière les collines, la maison de pierre s’ouvre. Les enfants courent vers le verger, crient, dansent, fatigués de s’être reposés des heures durant. Les adultes préparent la table pour le repas du soir, sous le grand tilleul vert. Plus tard, quand tout le monde sera repu, ils resteront tous attablés jusqu’au plus noir de la nuit, à rire et à penser, oubliant que les enfants auraient dû être couchés depuis bien longtemps déjà, plutôt que d’explorer au clair de lune les herbes hautes. Mais c’est les vacances. Les vacances chez Papi. Le temps des possibles.
Le verger était resté le même. Toujours luisaient les pommes rouges, toujours dansaient les herbes hautes, toujours pesaient les branches courbées. Les pierres s’élevaient toujours pour maintenir la maison au frais. Pourtant, tout avait changé. C’était dans l’air, dans les pierres et dans les herbes. C’était dans l’absence de mains potelées tendues vers les fruits mûrs, c’était dans la table nue sous le tilleul, c’était dans le chant des oiseaux auquel aucun rire ne répondait. C’était dans l’inertie de l’endroit. Roxanne n’avait jamais vu les lieux déserts. Immobile sur le seuil de la maison, elle sentait. Les images, les sons, les odeurs, se mêlaient aux images, aux sons et aux odeurs d’autrefois. Imperceptiblement opposés. Voilà donc ce que vivait Papi à la fin de l’été, lorsque les voitures quittaient une à une la cour de graviers. Mais lui, il savait que sa famille reviendrait l’été suivant. Elle, elle savait qu’il ne reviendrait pas. La famille s’était rassemblée une dernière fois sous le tilleul, quelques semaines plus tôt, pour se souvenir, pour disperser les cendres au milieu du verger. Puis tous étaient partis, ralentis, alourdis. Peinant à s’arracher au domaine. Parce qu’ils savaient que, cette fois, partir signifierait ne plus revenir tels qu’ils avaient été, avant. Fils, fille, petite-fille ou petit-fils de l’homme qui avait été l’âme de ces lieux. Roxanne était revenue. Seule. Ses deux énormes valises à roulettes avaient souffert sur le gravier, ses bras étaient encore tendus de l’effort et son corps entier semblait une mer d’eau brûlante. Elle était là, sur le pas de la porte, la lourde clef rouillée dans sa main droite. Elle avait senti et pensé. Elle tourna le dos au verger, glissa la clef dans la serrure et ouvrit la porte. Elle accueillit avec soulagement la fraîcheur des vieilles pierres. L’intérieur était resté presque identique. Seuls quelques babioles et livres, deux fauteuils et une étagère avaient été enlevés, emmenés par des membres de la famille comme parts symboliques de l’héritage. Ils n’avaient pas souhaité garder beaucoup, préférant à la douleur du souvenir forcé l’apaisement de l’oubli volontaire. Jusqu’à ce que le temps fasse son œuvre, disaient-ils. Alors Roxanne avait reçu le domaine comme lieu de vie pour les trois années à venir, au moins. Pour y rédiger sa thèse dans un cadre agréable. Pour y revivre les beaux moments. Pour y pleurer tranquillement un homme que le reste de sa famille semblait vouloir oublier. Elle leur en voulait, de sembler se détourner ainsi de sa mémoire, et pourtant, elle savait qu’elle se montrait injuste. Ils avaient besoin de s’absorber dans autre chose pour tenir la douleur. Elle préférait se laisser entièrement pénétrer par sa peine pour mieux l’apprivoiser. Peut-être aussi avait-elle besoin de se racheter auprès de sa conscience. D’apporter à la vieille maison l’amour qu’elle aurait dû montrer à Papi, au lieu de se plonger corps et âme dans ses études, jusqu’à en oublier ce qui comptait vraiment. Elle se rachèterait en rendant la vie à ce domaine qu’elle aimait tant, en soignant les pommiers qui faisaient la fierté de Papi et en donnant à ceux qu’elle aimait tout ce qu’elle n’avait pas eu le temps de lui donner, à lui.
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Pryam
Cavalier jeunes chevaux - niv. I Messages : 17609 Inscription : 16/12/2020 Age : 32
| Jeu 23 Juin - 14:28 |
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Quelle entrée en matière incroyable! J'avais l'impression de ressentir tout ce que Roxanne vivait + 5 |
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