Box de Désirée

Figée sur les essuie-glaces, tu suis bien malgré toi leurs mouvements réguliers et répétés. La pluie tombe à grosses gouttes, causant un tel vacarme contre ta vieille voiture que tu n'entends même plus la radio. Tes collègues s'affairent déjà à rentrer les chevaux qui sont restés dehors. Tu soupires. Dix ans que les jours se suivent et se ressemblent. Un constat bien triste et qui l'est d'autant plus quand la météo est capricieuse. Tu rabats ta capuche sur ta chevelure doré et fonces dans la tempête.

Bien que trempée, tu te réchauffes rapidement grâce aux gestes de ce métier physique. Sans un mot tu te plonges dans cette routine qui t'ennuie. Tu cures les box les un après les autres, tu remets du copeau et puis tu prépares les rations. Parfois tu te fâches avec un équidé, car il préfère garder le nez dans sa mangeoire plutôt que de se pousser lorsque tu lui demandes.

Les propriétaires passent parfois, la plupart ne te regarde même pas. Palefrenier, c'est un peu un métier fantôme après tout. D'un côté les heures défilent, mais d'un autre tu trouves le temps terriblement long. "Anna, tu me prépareras Désirée, elle a un essai aujourd'hui." Tu sursautes en entendant ton nom, puis tu hoches la tête, voilà qui te changera un peu ton quotidien.

Lorsque tu rejoins la jument, ta curiosité est un peu piquée, qui sont ces gens qui vont l'essayer? Veulent-ils l'acheter ou seulement se la faire confier? La baie ne t'intéresse pas plus que ça, elle est d'ailleurs un peu comme toi: tombée dans l'oubli depuis bien longtemps. Le regard vide, elle se laisse mettre le licol. Un peu raide, elle te suit jusqu'à l'air de pansage.

Désirée, elle l'a été, mais pas pour les bonnes raisons. De par son pedigree et son sexe, on lui a fait enchaîner les poulains jusqu'à aujourd'hui. Du potentiel, elle en a à revendre, toutefois son caractère lui a fait défaut et voilà pourquoi à l'âge de dix ans elle n'a rien fait de remarquable, sportivement parlant tout du moins.

Tu la prépares en silence, de son côté elle ne démontre rien non plus. Vous êtes éteintes. Cette morosité est bien trop présente chez les équidés à ton goût, mais depuis bien longtemps tu as compris que tu étais impuissante dans tout ça. Malgré tout, tu laisses courir ta main sur son encolure tiède, ses oreilles se dressent et son regard sombre t'analyse. Dans un soupire, tu lui murmures: "Je te comprends tu sais..."

Elle vit en box et est tondue, de ce fait, tu pourrais presque te contenter de lui mettre une selle sur le dos, après tout elle y est habituée. Sauf que ce n'est pas trop dans ta politique, alors tu la panses méticuleusement. Tu n'as jamais vraiment porté attention à elle par le passé, mais étonnamment tu as l'impression d'au moins lui devoir ça. Docile, elle te donne ses pieds. Comme pour le reste la saleté n'est pas au rendez-vous, alors au risque d'en faire trop, tu appliques de l'onguent.

Des voix d'hommes résonnent, ta patronne semble les accueillir. Ils ne vous rejoignent pas tout de suite, hors Désirée semble comprendre qu'ils sont là pour elle. Tendue, ses sens sont aux aguets. Un quarantenaire en fauteuil roulant est le premier à arriver, il t'adresse un sourire chaleureux, se présente, avant de se tourner la jument qui à ton image, semble intriguée. Un adolescent vous rejoint ensuite avec ta supérieure. Sans un regard, ni même un remerciement, il t'arrache la baie des mains. Tu comprends alors qu'il est temps pour toi de retourner à tes tristes occupations.

Ce jour est enfin arrivé, ton premier concours de saut avec Désirée. Puisque tu n'as pas encore eu l'occasion de l'emmener sur le cross, vous ne vous inscrivez pas encore sur les épreuves de complet. Au fond, ça t'arrange, car tu t'éclates beaucoup plus sur des obstacles mobiles, mais ça, ton père refuse de l'entendre. Incapable de dormir plus longtemps, tu te pointes tôt aux écuries, ainsi tu auras le temps de faire une beauté à ta jument et de préparer tes affaires avant que Katarina arrive avec le camion. En t'entendant dans l'allée, Désirée sort la tête de son box, les oreilles pointées dans ta direction, à ce moment-là, tu es persuadé qu'elle comprend ce qui se prépare. Impatiente, elle se met à gratter, tapant au passage dans sa porte. Chargé comme un mule, tu ne la rejoins pas assez vite à son goût, elle hennit alors de toute ses forces, de quoi réveiller tout le quartier.

Le poitrail appuyé contre la tenture de box, la baie met le bazar dans tes affaires. Assis sur une chaise, tu es en train de corriger les petits défauts de ta selle avec du savon glycériné. L'ignorer n'est pas une mince affaire, elle a le nez plongé dans ta trousse de pansage et elle a déjà envoyé valser le cure-pied à l'autre bout des écuries. Un pinceau coincé entre les dents, elle se met à secouer la tête de haut en bas. Autant amusé qu'exaspéré, tu lèves les yeux au ciel en rigolant. "Et si tu mangeais un peu Désirée? On part dans une heure." En même temps, si elle commence à mettre du foin partout, tu n'es pas rendu non plus... Tu attaques ensuite le nettoyage de ton filet et de ta martingale. Tes affaires de concours sont comme neuves, mais histoire de faire bonne figure, tu appliques quand même de la graisse dessus. Ensuite, tu passes un moment dans ta sellerie, afin de décider quel tapis et bonnet tu vas mettre à la belle pour l'occasion. Tu optes finalement pour un ensemble bordeaux qui portent encore leurs étiquettes.

A l'attache, Désirée se montre moins agitée. Tu la panses jusqu'à ce qu'elle brille, alternant avec toutes les brosses possibles et imaginables, tu la frottes même avec un microfibre. La jument semble apprécier qu'on l'a chouchoute de la sorte, elle se tient droite et fière. Tu enlèves le moindre petit caillou sous ses pieds, puis lui graisse les sabots. Ensuite, tu t'attaques à la coupe de sa crinière. Tu commences par le plus facile, le passage de têtière, tu le tonds à ras et tu réégalise la longueur de ses crins. Entre chaque coup de ciseaux, tu passes la brosse, te donnant vraiment du mal pour que le résultat soit parfaitement droit et régulier. Quand à sa queue, tu utilises une quantité astronomique de démêlant. La baie semble tout droit sortie d'un magazine, tu te rends compte qu'il ne te reste pas beaucoup de temps pour tout ranger, alors tu te dis que tu lui redonneras un coup en arrivant au concours.

Cela doit faire un moment que Désirée n'a pas porté de protections de transport, elle mont haut ses membres et souffle, un peu paniquée. Tu l'as fait marcher sur le chemin, afin de la familiariser avec cet équipement. Lorsque la belle redescend un peu en pression, tu la laisses brouter, en attendant que Katarina finisse sa manœuvre avec le VL. Ta coach s'excuse pour le retard, tout en ouvrant le pont. Un autre cheval se trouve à l'intérieur, ta jument à un mouvement de recul, pas franchement décidée à partager cet espace avec un inconnu. Ton coeur s'emballe, tu n'as pas envie de te battre avec elle pour l'embarquement, Katarina doit le comprendre, car elle te prend la longe des mains, tu cours alors pour aller chercher le reste de tes affaires et les charger à la hâte.