Novembre 2021
La brise matinale qui caresse ma joue est fraîche, et je me blottis dans ses bras pour y échapper. Son odeur de lavande et d’avoine m’enveloppe, ses cheveux longs et épais me chatouillent le nez. Pour un instant, je suis suspendue entre la réalité et le rêve, et je ne veux plus jamais exister ailleurs. Louisa s’étire en poussant un petit grognement, mais alors que je m’apprête à me retourner, elle m’enlace et me hisse sur elle avec une force qui me surprend même après des années ensemble. Ses lèvres chaudes chuchotent un bon matin contre ma tempe et je souris. Elle m’envoie des petits coups de menton jusqu’à ce que je relève la tête pour l’embrasser. Je la sens sourire contre mes lèvres et je souris à mon tour. Nos dents se cognent et nous rions.Je me réveille avec un rire coincé dans la gorge.
Pendant une parfaite seconde, je la sens, là, son corps aux muscles rebondis, les cheveux qui grisaillent étalés en auréole autour de sa tête.
Et puis le soleil disparaît, la brise fraîche est remplacée par l’air épais qui coule dans ma gorge, qui me noie alors que la réalité m’explose au visage.
Louisa n’est plus là.
Je m'assois dans notre -
mon lit avec un sanglot étranglé. Même mes yeux n’ont plus de larmes à verser. Je pleure quand même, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Melon le chat est enroulé au pied du lit comme si tout était normal. Je le chasse du lit sous ses miaulements insultés; comment ose-t-il prétendre que c’est là qu’il dort alors que depuis quatre ans, il se blottit au creux des jambes de Louisa? Je pleure un peu plus fort parce qu’il ne peut pas savoir qu’il n’aura plus jamais l’occasion de ronronner en se frottant la joue contre la main tendue de Louisa. Je pleure un peu plus encore parce que je ne sentirai plus jamais cette main qui se glisse dans la mienne.
Elle n’est plus là.
Je répète tout bas cette toute petite phrase, encore et encore, jusqu’à ce que le poignard qui me traverse le cœur m’ai vidé de mon sang. Ce n’est qu’à ce moment que j’arrive à me lever et, sans le vouloir, je me dis que si je ne fais pas mon lit, Louisa va devoir revenir, elle qui a en horreur un lit défait quand on y est pas. J’hésite, la colère et l’espoir inutile se livrant bataille, puis rabats les couvertures par-dessus mon oreiller.
Louisa n’aime pas les lits défaits.
J’évite la cuisine où je sais que nos tasses à café sont joliment placées côte à côte pour que les poignées forment un cœur. Je sors sur le perron plutôt, où Ghost m’accueille d’un battement de queue paresseux. Le vieux berger de la Maremme halète déjà et il n’est que sept heures du matin. J’oublie, le temps de quelques caresses, qu’aujourd’hui je ne passerai pas à l’écurie en premier lieu. L’envie soudaine de m’éclipser, d’aller me cacher au fin fond du bois, de couver vicieusement ma peine et ne pas la partager avec personne me prends à la gorge. Je m’effondre sur le banc de bois près de moi, tandis que les sanglots me secouent à nouveau.
Je suis si fatiguée. J’en ai presque hâte que tout soit terminé, pour pouvoir revenir à la normale. Sauf que je ne sais plus ce que ça veut dire, retour à la normale. Il n’y a rien de normal depuis trois jours. Je m’appuie sur les années de routine pour me forcer à rentrer à l’intérieur. J’avale un morceau de pain sans beurre ni confiture; c’est tout ce que j’arrive à garder depuis lundi. Je change ma paire de boxer et camisole pour un jeans de travail et un t-shirt.
«
Merde! » Je retire le t-shirt et le jeans avec colère. «
Merde! Merde! Mer-DE! »
Je cris en frappant les vêtements contre le lit, et mes genoux m’abandonnent. Je pleure en silence, en attendant que la vague de désespoir passe. Elle est toujours là, comme un moustique impossible à chasser, et dès que mon cerveau réussit à former une pensée cohérente, elle s’échoue à marée haute, me lavant de mon énergie et de ma raison. Je jette les vêtements inutiles au sol, regardant autour de la pièce un instant alors que j’ai momentanément oublié ce que je devais faire. Mon regard s’accroche sur les pantalons noirs, le veston noir, la chemise grise, les souliers noirs disposés sur la chaise près de la fenêtre. Un habit noir pour le deuil. Un habit noir que je dois enfiler, pour le deuil.
Pour les funérailles.
Je refuse les sanglots qui m’étranglent à nouveau, et je pousse un long cri à la place, expulsant le chagrin à plein poumons. Il est toujours logé dans mes côtes, accroché avec ses griffes empoisonnées, et il me donne de la misère à respirer. Ou bien c’est parce que j’ai arrêté de respirer, la bouche ouverte sans qu’aucun son ne sorte. Peut-être que je pourrais aller rejoindre Louisa, si j’arrive à ignorer la brûlure qui s’intensifie dans mon ventre. L’instinct de survie, maudit réflexe, m’arrache une aspiration après une minute à retenir mon souffle. Je soupire, soudainement résolue, et m’habille avec les bons vêtements. Chaque mouvement est agonisant, mes bras aussi lourds que des ancres.
Le miroir me renvoie un visage fatigué, aux joues tombantes et cernes alourdissant mes paupières inférieures. J’essaie un sourire, ne serait-ce que pour savoir si mon corps sait encore comment faire. Les coins de mes lèvres tremblent, se retroussent, et on dirait une hyène prête à ricaner du malheur des autres. Je cache de ma main la partie supérieure de mon visage sur le miroir pour ne voir que ma bouche, et je réessaie. C’est plus facile d’imaginer que c’est une étrangère qui me sourit, et j’étire les lèvres dans un petit sourire désolé. Je retire ma main, et j’ai une frayeur en me regardant dans les yeux. Mon sourire s’affaisse immédiatement, il n’y a rien à faire, je ne peux pas forcer même deux petits muscles à se contracter. Je suis morne, exténuée, complètement vide, et l’idée de devoir serrer des mains et faire la bise à des gens qui ne connaissaient même pas Louisa me donne des envies de meurtre. Du bout des doigts, je soulève le coin de mes lèvres; si j’arrive à me convaincre moi-même, peut-être que les autres ne verront pas la hyène dérangée qui se reflète dans la glace.
Ce n’est qu’une fois dans notre -
ma voiture, que le poids des évènements à venir m'assaille. Je me tourne instinctivement vers le siège passager, et j’ai la bouche à moitié ouverte pour parler à Louisa quand je réalise la futilité de ce geste.
«
Ben voilà, ça y est, t’es déjà la veuve folle qui craque sous le chagrin. Quel cliché tu fais! »
Je parle à mon regard dans le rétroviseur et secoue la tête, et le sourire qui s’agrippe à mes lèvres goûte amer. Je profite de cet instant de sursis pour démarrer la voiture et m’engager vers le salon funéraire. Une petite voix me dit que plus j’attends, plus les chances de ne pas me rendre en ville sont grandes. C’est une course contre moi-même pour ne pas me dérober, même si plus je m’éloigne de notre -
ma maison, plus j’ai la hantise qui me creuse les joues.