Novembre 2021
Mes yeux ne quittent plus l’horloge analogue accrochée au mur du fond. Je regarde en l’air pour que les larmes qui sont coincées dans ma tête ne sortent pas. Chaque minute qui passe est une nouvelle vague de désespoir qui me martèle le cœur. L’heure passée sur la route, avec rien en tête que ma destination, m’aura au moins servi à faire le vide. Plus la voiture avalait les kilomètres, plus je sentais un calme, qui aurait dû me faire peur, m’envahir. Est-ce que j’ai atteint le bout du rouleau? J’ai la gorge qui pique à force de ravaler cette colère mal placée - je sais qu’elle n’a pas sa place, et pourtant, c’est tout ce qui court dans mes veines. Je risque un regard vers le cercueil, et l’oxygène dans mes poumons se transforme en éthanol. Pourquoi j’ai choisi du cerisier? Louisa n’a jamais touché de cerisier. Son arbre préféré, c’est le Pin Bristlecone.
Était. Je serre les dents; je refuse de parler de ma femme au passé.
L’horloge fait passer encore soixante secondes. L’éthanol se répand de mes poumons à mon cœur, et chaque battement me brûle de l’intérieur.
Le Pin Bristlecone peut vivre plus de cinq milles ans, on devrait en planter un près de la maison, comme ça, même après notre départ, il restera une trace de notre amour. Même après trente ans, l’arbre était toujours chétif; peut-être que j’aurais dû prendre cette croissance anorexique comme un signe. Même les choses qui sont supposées durer le temps d’une vie peuvent être écourtées, emportées, volées. J’enfonce mes ongles dans la paume de mes mains fermées en poing. Il n’y a personne dans la salle avec moi; ils vont tous arriver au compte-goutte, jusqu’à ce qu’ils fassent vague et que je doive pagayer à travers. La simple idée de les voir toucher à son cercueil, à elle, me donne envie de vomir.
Je me lève brusquement, faisant sursauter le directeur funéraire qui est discrètement en retrait proche de la porte. Je m’excuse en prétendant avoir besoin de la salle de bain, mais avant même que je sache que je mens, je pousse la porte de sortie arrière. L’air sent la ville, se mêle à l’amertume qui n’a pas quitté ma bouche depuis lundi. Je tâte les poches de mon pantalon; clés, cellulaire, portefeuille. Tout y est, et sans me laisser le temps de me faire raison, je courre vers la voiture comme si, tout d’un coup, c’était le seul endroit où je pouvais respirer. Je suis une astronaute en orbite sur la terre ferme.
En arrivant dans le stationnement de l’écurie, je m’arrête quelques minutes. Je ne peux pas me permettre de déraper ici. Ici, on ne connaît que Jules la gérante. Jules qui s’implique avec ses pensionnaires autant que ses chevaux de club. Jules qui a bâti une camaraderie avec tout le monde. Jules qui ne pleure pas. Jules qui n’a pas l’air hagard. Jules qui n’existe plus. Je me regarde dans le rétroviseur; la hyène est de retour dès que je souris. Ils vont savoir, c’est écrit sur mon visage, ils vont immédiatement savoir, et je ne veux pas. Je ne veux pas que personne sache qui ne le sait déjà. C’est à moi. À moi et à personne d’autre, et je grimace jusqu’à ce que mes joues ne soient plus rouillées de sourire. Je retire mon veston, retire ma chemise grise pour n’être qu’en t-shirt noir et pantalon noir. Toujours habillée hors de l’ordinaire, mais en ébouriffant mes cheveux tirés vers l’arrière, j’ai l’air vivante.
Je ricane tout bas. Vivante.
Hooligan est dans son paddock, à marcher incessamment alors qu’il avait plutôt l’habitude de se planter de côté où il voyait les autres et les superviser à distance. Je m’accoude à la barrière, la tête penchée sur le côté. Il cesse de tourner en rond et je le vois, dans son regard, que pendant une seconde, il a espoir que je sois quelqu’un d’autre. Mes yeux se brouillent et je ne vois qu’une masse foncée s’avancer vers moi. Hooligan me donne un petit coup de nez pour que j’ouvre mes bras croisés, et il appuie son chanfrein contre ma clavicule. J’enroule les bras autour de sa tête, et il me laisse sangloter avec une patience que je ne lui connais pas.
«
Si seulement je pouvais t’expliquer… » ma voix est rauque, et je sens cette colère vibrer à nouveau, comme une flamme dans le vent.
Ce n’est pas assez pour l’éteindre, mais elle vacille dangereusement et danse avec la finitude. Je comprends ce qui s’est passé, et ça ne m’aide pas à l’accepter; je ne peux même pas imaginer ce que le jeune étalon ressent. Créature si sensible que la première fois que je l’ai vu, il a refusé que je l’approche parce que notre premier contact a été un choc statique. Sous la selle de Louisa, Hooligan était vaillant, volontaire, vibrant. Devant moi, Hooligan s’impatiente; nous sommes en retard sur sa routine. Je vois ses oreilles se dresser, et il regarde derrière moi. Je me retourne sans me rendre compte que, comme lui, j’imaginais Louisa débarquer. C’est une jument New Forest qui sort de l’écurie, très lentement. Une petite femme l’accompagne, et je lui en veut de ne pas avoir le mètre soixante-dix de Louisa, de ne pas avoir ses épaules carrées, ses hanches, son visage, ses cheveux, sa vie. Hooligan appelle sa congénère sans succès et je me tourne vers lui à nouveau.
«
Arrête, Hooligan, c’est embarrassant. » Malgré moi, je souris à l’étalon qui me regarde d’un air confus.
Je soupire, et le sourire s’estompe en même temps. Je prends la longe accrochée au paddock et l’attache à son licol. L’attitude enjouée de l’étalon est rafraîchissante, mais je ne peux en profiter sans sentir la bile me monter à la gorge. Chaque répit, chaque sursis, est écrasé par la culpabilité. Une part de moi refuse de ressentir un semblant de joie à jamais, mais l’autre, celle qui a connu les caresses de Louisa, celle qui a été l’objet de son amour et sa dévotion, me secoue et m’empêche de m’enliser. La blessure est trop fraîche pour que le baume des simagrés de Hooligan fasse effet. Je fouette la colère qui me donne des envies de brusquer l’étalon pour la tenir à distance. La courte marche de son paddock à l’aire de pansage me rend à bout de souffle, comme si j’arrivais d’un sprint.
J’aurais dû savoir que nier ma nature sèche et renfermée allait être épuisant. Louisa m’a donné goût à cette vie choyée, aimée, comprise, comme un hubris que je n’ai pas pu empêcher. Peut-être que j’avais besoin d’apprendre cette leçon. Je ne sais pas encore en quoi elle consiste, mais l’idée qu’il n’y ai ni rime ni raison à son départ me tord les entrailles.
Le Pin Bristlecone tient sa longévité à son évolution dans un environnement sec et froid, il ne se développe que quelques mois par année. Sa voix flotte dans ma tête. Peut-être que je vais vivre pour toujours. Hooligan joue avec l’attache de pansage, faisant un vacarme qui semble l’amuser autant que la texture. Je m’éclipse juste le temps d’aller chercher mon bac de pansage, et je trouve Hooligan au pas de la porte de la sellerie. Il n’a plus de licol.
«
T’es sérieux? » mon ton est plus sec que j’aurais voulu, et Hooligan pause son inspection des alentours un instant. «
J’espère que tu as une bonne explication. »
Je le guide vers l’aire de pansage en prenant une poignée de crins, et il me suit comme un chiot bien heureux, impassible à ma mauvaise humeur. Malgré moi, ses airs comiques s’acharnent contre mon chagrin, et je finis de lui (re)mettre son licol en souriant. Hooligan tolère que je l’enlace par l’encolure, et pour un instant, j’ai l’impression de sentir l’odeur de Louisa à travers lui. Sa crème hydratante à l’avoine, son shampoing à la lavende, même son baume à lèvres au menthol; j’inspire dans les cris poussiéreux d’Hooligan et je laisse mon cerveau prétendre. L’étalon me ramène sur la terre ferme, et j’empoigne l’étrille pour éviter de me concentrer sur le chagrin qui remonte.
La mémoire musculaire me permet d’arrêter de penser, tout simplement, alors que je jette mon âme entière - si elle l’est toujours - dans mon pansage. Le caoutchouc de la brosse se réchauffe dans ma main au fur et à mesure que je fais tomber le sable et la poussière de la robe de l’étalon.
Tu aurais dû le voir quand je lui ai passé l’étrille sur le ventre, on dirait que je venais d’insulter sa mère! La voix de Louisa retentit, grave et enjouée, au moment où je m’apprête à faire exactement ça. Je regarde Hooligan, qui n’a pas cessé de gigoter depuis le début, et je décide d’éviter la zone. Je remonte plutôt vers les hanches, et m’attarde à sa croupe. Hooligan est célèbre pour sa propension à utiliser les pires grattoirs possible et se retrouver avec des égratignures sur les fesses. Je passe ma main avant l’étrille pour aviser de quelques petits bobos qu’il y a. Sa croupe est vallonnée de galles plus ou moins récentes, et je soupire en abandonnant la brosse.
À la place, je prends la bouteille vaporisateur qui contient un mélange naturel pour apaiser la peau et tenir les insectes à distance. Recette de famille, que Louisa m'avait annoncé la première fois qu'elle l'avait utilisé.
Ma mère nous lavait avec ce mélange quand je partais au camp de vacances, pas une piqûre de l’été, c’est magique!«
Comme le vicks, hein, Hooligan? » je me surprend du ton gentiment moqueur, comme s’il avait pu lire dans mes pensées, ou comprendre ce à quoi je faisais allusion.
Je secoue la tête après avoir saturé sa croupe et la base de sa queue, et passe à la brosse dure. L’étalon essaie de se dérober aux brins robustes et revêches de la brosse dès que j’atteins une zone sensible. Ces zones incluent, entre autres, le haut de l’encolure, le jarret gauche, les deux coudes, et la pointe de la hanche. Nous avons l’air de danser, un pas de côté, un pas derrière, deux pas devant, et je me sens reconnaissante de la concentration que ça me prend pour le brosser. Apparemment, ce qui est pire que les crins de la brosse dure, sont ceux, soyeux et chatouilleurs, de la brosse douce. Hooligan piétine et s’écarte dès que la brosse ne fait pas une pression assez forte, et encore. Je prends plusieurs secondes pour me ressaisir parce que je sens la frustration monter en moi.
Il a des fourmis dans le cul, c’est pas possible! Je m’étouffe avec le rire qui se contorsionne dans ma gorge.
«
La première fois qu’elle t’as vu, elle pensait que tu étais la pire pile électrique qu’elle ait vu, tu sais? » Lui parler semble l’occuper assez pour le distraire de la brosse qui passe en longs mouvements contre sa robe. «
Elle m’a dit “Jules, si je le prends pas, ils vont le briser” et je n’avais pas bien compris à ce moment ce qu’elle voulait dire. » Je fais une pause pour me concentrer sur son visage, que je brosse en m’agrippant à son licol afin qu’il ne lance pas la tête partout. «
Mais là, je comprends. »
Je relâche son licol et il secoue la tête de haut en bas comme si je l’avais forcé à rester immobile pendant des lustres. Il m’envoie des petits coups de nez, l’air de dire “vas-y, continue ton histoire?” ce qui me fait sourire. Peut-être que c’est lui, en fait, qui est le seul à vraiment comprendre la douleur sidérante que l’absence de Louisa dans une vie provoque.
«
Quand on est allées te voir pour la première fois, il y avait un autre acheteur, un bonhomme qui avait des projets de reining, mais Louisa a refusé qu’il fasse son essai à la monte. » Je m’appuie sur le rail de pansage en lui caressant la joue. «
“Rien qu’à voir comment il le malmène à pied” qu’elle m’avait dit, “il va lui taper les flancs et lui scier la bouche, je peux pas en bonne conscience le laisser monter". J’aurais eu beau essayer de la convaincre de le laisser faire ses preuves, tu la connais, quand elle a une idée en tête, elle ne l’a pas dans les pieds. »
Je secoue la tête en me remémorant les quinze minutes qui ont suivi cette conversation. Hooligan a le nez contre ma hanche, sa tête blottie dans mes bras. Je n’ai même pas réalisé qu’il a arrêté de bouger. Je prends les quelques crins de son toupet et, sans me presser, je les démêle avec mes doigts. Hooligan soupire longuement.
«
La tête que l’autre il a fait quand Louisa a signé le chèque direct, comme ça. Je pense qu’elle avait déjà décidé que tu revenais avec nous avant même de voir comment l’autre acheteur se comportait. Elle a le don de dénicher des petits trésors, ma Louisa… » Je regarde la tresse que j’ai fais sans m’en rendre compte et pour une seconde, je m’étonne qu’elle soit si brouillon.
Puis les larmes s’échappent, et je réalise que la tresse n’est pas floue, et ça me fait sourire. Hooligan relève la tête et manque de m'assommer au passage; pas le temps de m’acharner sur ces souvenirs qui font encore trop mal, c’est ce qu’il semble me dire. Je me racle la gorge en me redressant. Il ne me reste plus qu’à lui nettoyer les pieds, me dis-je, mais une autre pensée m’accable; quoi faire après? Dans la dernière année, j’ai été tellement préoccupée par Louisa que je n’avais pas pris le temps de trouver une demi-pension pour l’étalon. Avec l’écurie à gérer par-dessus, le pauvre avait pris des airs de bibelot dans son paddock.
«
On essaiera en selle une autre journée. Qu’est-ce que tu penses d’une visite à la rivière? »
Hooligan se tient étrangement bien tandis que je lui prends chaque pied pour y passer le cure-pied. Louisa a mis beaucoup d’amour et de temps sur celui qui avait des projets de devenir son partenaire de cross. Elle avait reconnu en lui quelque chose, et sur un coup de tête, je lui promets de faire aboutir ce rêve. Louisa qui avait pris sa retraite des terrains de cross mais qui n’avait jamais pu abandonner l’exaltation du sport. Depuis la mort de Forget Me Not il y a environ sept ans, elle n’avait pas trouvé chaussure à son pied comme monture, jusqu’à tomber sur Hooligan.
«
Tu vas me faire la vie dure, pas vrai? » lui dis-je en songeant à tous les soubresauts qu’il avait envoyés à Louisa dans les premières semaines qu’ils apprenaient à se connaître en selle. «
Tu crois qu’on y arrivera, juste toi et moi? »
L’étalon me répond en renâclant bruyamment, suivi d’un faux éternuement qui me laisse l’épaule couverte de salive et quelques crottes de nez. Une chose à la fois, il faut croire.