Le monde - Phoenix

UN CERCUEIL TROP BRUYANT

Rosemary était partagée entre l'agacement et la joie. D'un côté, partir en randonnée une semaine avec sa jument était une expérience incroyable, mais de l'autre, elle devait supporter les autres enfants du haras, tous plus mauvais les uns que les autres. Au moins, elle avait sa nouvelle amie avec elle. Claire était la seule autre élève de leur âge à tenir tête à Rosemary. Et pour cela, la jeune fille la respectait. Un petit peu. Même si elles s'entendaient bien, une certaine rivalité s'était installée entre les deux pré-adolescentes, et Rosemary ne pouvait s'empêcher de la jalouser lorsqu'elle réussissait un exercice mieux qu'elle ou recevait les louanges de leur entraîneur. Mais à part cela, Rosemary appréciait la compagnie de Claire, surtout en ce moment précis. Les deux jeunes filles avaient été choisies pour aller chercher le bois afin d'alimenter le feu de camp, et Rosemary avait d'abord été outrée qu'on lui demande quelque chose d'aussi bas et salissant, avant de finalement arrêter de pleurer sur son sort pour s'aventurer dans la forêt avec sa complice. La discussion avait ensuite été un enchaînement de vantardises, se transformant en petite joute verbale visant à déterminer qui avait le meilleur cheval ou montait le mieux, lorsque Claire avait pointé quelque chose du doigt.
«Regarde. C'est quoi ça, là bas ?
Le duo s'approcha de l'endroit désigné, leur curiosité piquée à vif. Une pierre étrangement lisse était nichée près d'un arbre, sous le lierre. Rosemary laissa Claire dégager l'objet, peu désireuse de se salir davantage. Soudain, son amie recula en poussant un cri, et Rosemary comprit ce qu'elles venaient de trouver en même temps que Claire prononçait ces mots:
-Aaaanh ! C'est une tombe ! C'est bizarre. On est dans un cimetière ?
Rosemary ne répondit pas tout de suite, les yeux rivés sur la tombe. Quand elle vit à son tour le bout du cercueil qui dépassait de terre, comme le lui fit remarquer Claire, la jeune fille fit un pas en arrière à son tour. Se pouvait-il qu'il y ait ... un corps ? Un vrai corps, comme dans les séries policières ? Allaient-elles avoir des problèmes ? Ou alors, vu l'ancienneté de l'endroit, le cercueil contenait-il une momie ? A ces pensées, Rosemary commençait elle aussi à se décomposer. Elle faillit hurler lorsqu'un grattement brisa le silence. Un grattement qui venait du cercueil. Les deux jeunes filles échangèrent un regard inquiet. Rosemary allait demander à Claire si elle croyait aux zombies, avant de se raviser, sa fierté l'empêchant de montrer qu'elle avait peur. Pourtant, alors que le grattement se faisait de plus en plus fort, l'enfant était terrifiée. Voulant mettre un terme à ce raffut et se rassurer, Rosemary ramassa une pierre et la lança contre le cercueil. L'objet rebondit avec un "clac !" bien distinct, et le grattement s'arrêta net. La jeune fille retenait son souffle, craignant d'avoir énervé la chose qui se terrait sous la tombe et de la voir émerger d'un moment à un autre pour se venger. Au bout d'une dizaine de secondes, elle allait souffler en rigolant de la frayeur qu'elles venaient d'avoir lorsque la terre commença à se soulever, juste à côté du morceau de cercueil à nu. Cette fois, Rosemary poussa un cri aigu en reculant. Elle trébucha sur une racine et tomba en arrière. Elle se redressa sur les coudes au moment exact où une petite tête au museau pointu sortait de son trou. Elle entendit Claire pouffer, tandis que le rat s'extirpait de son terrier et prenait la fuite, peu désireux de recevoir un autre caillou. Rosemary se leva et lança un regard mauvais à son amie, avant de faire demi-tour, la tête haute.
-Cesse de glousser, on a encore du bois à ramasser. Et tu as eu plus peur que moi je suis sûre !», maugréa-t-elle.
Honteuse de s'être ainsi ridiculisée, mais rassurée de voir que les zombies n'existaient pas, Rosemary se remit à chercher des branches. Cependant, elles ne savaient toujours pas pourquoi une tombe se trouvait ici, et avaient décidé d'un accord tacite de garder cette découverte secrète.

LA POUPÉE VAUDOU

La soirée ne faisait que commencer, et déjà Rosemary en avait assez. Les autres enfants commençaient à faire des jeux débiles et vides de sens, à chanter aussi parfois, autour du feu. Tout cela lui donnait envie de partir, mais elle n'était pas idiote et savait qu'elle devrait supporter cette situation jusqu'à la fin du voyage. Claire étant du même avis qu'elle, les deux jeunes filles se mirent un peu à l'écart du reste du groupe. Là, elles commencèrent leur propre soirée, à base d'histoires terrifiantes sur Halloween et l'horreur en général. Ce fut Claire qui prit la parole en premier, racontant l'histoire d'une certaine Sarah qui tua une camarade de classe involontairement à cause d'une poupée de chiffon ayant pris son apparence. Rosemary écouta la fable avec attention, mais trouva qu'elle manquait d'éléments horrifiants, bien que la mort d'un enfant atteigne déjà un bon niveau. Partant toujours dans la surenchère, l'adolescente décida de raconter sa propre histoire, en s'incluant dedans pour essayer de terroriser son amie bien sûr. Elle prit une grande inspiration, s'approcha du feu pour donner un aspect plus dramatique à son visage, puis commença ainsi:
«Je ne sais pas si cette Sarah existe, mais ce que je sais, c'est que j'ai moi-même vécu une expérience comme la sienne, et comme je ne mens jamais, je vais te donner tous les détails. Avant d'arriver dans cette ville, ma famille et moi vivions dans un grand manoir, près d'un village plutôt pauvre. Nous avions hérité de cette demeure de mes grands-parents paternels, et nous y sommes donc installés après leur mort. Dès les premières semaines, j'ai commencé à explorer le manoir de fond en comble, jusqu'à aller un jour dans le grenier. Là, au milieu des vieux meubles et des toiles d'araignée, j'ai trouvé un petit coffre. Quand je l'ai ouvert, j'ai vu qu'il contenait une poupée en toile de jute, de petite taille et l'air étrange. Elle était vierge de toute trace particulière, prête à être personnalisée et utilisée à souhait. Une poupée vaudou. Tu vois, dans ma famille, nous possédons des gènes de sorcières, et je savais donc exactement quoi faire. Quand je suis allée au club, j'ai fouillé le casier de ma rivale, qui en plus de me battre aux concours, n'arrêtait pas de se moquer de moi. J'ai trouvé sa brosse et ai récolté une poignée de ses cheveux. En rentrant chez moi, j'ai ensuite dessiné son visage, lié les cheveux à la poupée et réalisé l'incantation qui finaliserait le sort. Après cela, j'avais le contrôle de mon ennemie. Je me suis ensuite amusée à l'embêter à mon tour, mais depuis mon grenier. J'ai mis du poil à gratter sur la poupée, et lors du cours suivant, elle n'arrêtait pas de gesticuler dans tous les sens en se grattant partout. Une fois, j'ai pris la poupée avec moi à l'écurie et, pendant son cours particulier que j'observais de loin, j'ai versé de l'eau sur les jambes de la poupée. Ma rivale a dû s'arrêter car elle pensait s'être fait pipi dessus et tout le monde a rigolé. Après cela, comme j'avais assisté à la scène, mon ennemie n'est plus jamais venue m'embêter tellement elle avait honte de ce qui s'était produit ce jour-là. Et c'est là que j'ai pris sa place sur tous les podiums, grâce à ma magie et la poupée vaudou. Depuis, la poupée est retournée dans le coffre, que j'ai caché en lieu sûr. Et si quelqu'un m'embête, je peux la désenchanter et lui donner un nouveau visage. C'est pour cela que tout le monde me respecte, car ceux qui ont fait le contraire ont subi ma vengeance !
Rosemary acheva son histoire sur ces mots, fière d'avoir su improviser de la sorte sur le moment. Après la découverte de la pierre tombale et l'histoire dite vraie de son amie, Claire devait être terrifiée désormais. Voulant rajouter une dernière touche à son invention, Rosemary fixa Claire d'un air effrayant.
-Et qui sait ? Peut-être que la poupée prendra ton apparence si tu m'embête aussi un jour ?», dit-elle d'une voix effrayante.
Bien évidemment, la jeune fille n'avait jamais été en possession d'un tel objet, bien qu'elle ait vécu dans le dit manoir il y a quelques années. Mais elle savait que certaines personnes seraient assez crédules pour croire à son histoire, et elle avait fait exprès de hausser la voix afin que les enfants trop curieux du reste du groupe puissent l'entendre aussi. Fière d'elle, elle reprit place sur son siège, attendant la réaction de son amie.

LA PORTE DES ÉTOILES

La soirée continuait et alors que les deux amies se racontaient des histoires d'horreur, une monitrice vint les interrompre pour leur demander de se joindre à eux pour écouter Jasper, un gamin sans aucun talent pour l'équitation ni la guitare, jouer de son instrument. Les filles refusèrent d'un commun accord, et on les envoya donc chercher de l'eau pour éteindre le feu plus tard. Soulagée de s'éloigner des mélodies stridentes de Jasper et de l'ambiance gênante qui régnait autour du camp, Rosemary se leva sans plus attendre et emboîta le pas à Claire. Le point d'eau était vraiment proche, et elles l'atteignirent en quelques minutes seulement. Elles pouvaient encore voir le feu de camp. Alors qu'elles remplissaient leurs seaux, Claire s'arrêta pour fixer la surface miroitante.
«Regarde, on dirait la porte des étoiles. T'es cap ou pas cap d'y entrer ?, lança-t-elle à Rosemary.
Cette dernière allait d'abord refuser, peu désireuse d'aller dans l'eau glaciale si tard dans la soirée, même si elle ne lui arrivait en vérité qu'aux chevilles. De plus, elle avait retiré ses bottes pour mettre des baskets plus confortables, et au prix relativement élevé. Cependant, l'étincelle de défi qui brillait dans le regard de son amie la fit revenir sur sa décision initiale. Elle ne se défilerait pas devant Claire, c'était sûr et certain ! Elle haussa les épaules d'un air moqueur, avant de lancer un regard vers l'endroit désigné par l'autre enfant. Effectivement, le trou d'eau ressemblait à s'y méprendre à la porte des étoiles. Mais elle ne croyait pas en ce genre de choses. Elle souffla.
-Cap bien sûr !, répondit-elle finalement. Mais tu devras me racheter une paire de baskets après ça !
Puis, sans vraiment laisser le choix à Claire de se rétracter sur son défi, elle avança vers la rive, puis posa un pied, et un deuxième dans l'eau. Se dirigeant droit vers la porte, elle sentait l'eau qui s'infiltrait dans ses chaussures et les alourdissait. Le froid qui l'envahit la fit frissonner, mais elle tenta de dissimuler ses tremblements. Elle ne voulait certainement pas que Claire pense qu'elle avait peur, alors que c'était juste le froid qui la mettait dans cet état. Une fois bien au milieu de la zone, elle se retourna vers son amie et mis les mains dans les poches de son manteau.
-Et voilà ! Tu vois que je suis cap ! Prépare ton porte-monnaie pour mes baskets par contre, elles sont foutues maintenant.», se vanta-t-elle.
Un éternuement lui vint, et après en avoir été soulagée, elle sortit de l'eau d'un pas rapide. Elle ramassa son seau et fit signe à Claire de la suivre. Maintenant qu'elle avait les pieds trempés, elle n'avait qu'une hâte: retourner près du feu. Tant pis, elle supporterait le reste du groupe le temps de se sécher un peu. C'est donc à une allure soutenue que les deux filles revinrent au camp, les seaux remplis, et Rosemary fière d'avoir relevé le défi.

MON GRAND-PÈRE, CE TUEUR

De nouveau installées autour du feu et Rosemary pouvant enfin faire sécher ses chaussures et se réchauffer, les deux amies reprirent leurs histoires effrayantes. Cette fois, ce fut Rosemary qui se lança en premier. Elle voulait faire davantage peur à Claire, après son histoire de poupée vaudou. Mais pour ne pas passer pour une menteuse, la jeune fille décida de ne pas être le centre de l'histoire suivante, enfin pas directement en tout cas. Elle se racla la gorge, prit une inspiration, et commença.
«Je t'ai donc dit que j'avais certains pouvoirs avec ma poupée, mais je ne suis pas la seule de ma famille à avoir une particularité. Est-ce que je t'ai déjà parlé de mon grand-père paternel ? Probablement pas, et c'est parce qu'il est en prison. Je vais te dire pourquoi. Quand j'étais encore petite, j'ai connu mon grand-père, avant qu'il ne commette l'irréparable. Il était toujours souriant, trop souriant, et tellement gentil que c'en était louche. Mais je l'aimais parce que c'était mon grand-père. Un jour, il se baladait quand il a rencontré quelqu'un qui l'a insulté. Mon grand-père l'a ignoré et a continué sa route, mais il avait retenu son visage et l'avait gravé dans son esprit. Trois jours plus tard, les journaux annonçaient avoir retrouvé un corps dans la forêt. Un homme avait été assassiné à coups de couteau, et jeté dans un fossé. Mon grand-père, lui, n'avait jamais été aussi heureux que ces derniers jours, et personne ne savait pourquoi. Tout ce que je sais, c'est que le soir de la mort présumée de l'homme, mon grand-père, qui me gardait, était allé faire un petit tour et était rentré couvert de terre. Il avait jeté un couteau rouge à la poubelle, mais j'étais trop petite pour comprendre alors. C'est des mois plus tard que la police a débarqué chez lui, avec des preuves qu'il était le meurtrier. Et l'homme en question s'est révélé être celui qui l'avait insulté dans la rue. Mon grand-père a avoué être coupable avec un grand sourire, et il rigolait à en pleurer quand la police l'a embarqué. Depuis, il est en prison et y restera jusqu'à la fin de ses jours. Et j'ai été témoin de ses actes indirectement, sans l'avoir jamais dit à personne.
Rosemary termina son histoire presque en murmurant, comme pour intimer son amie de garder le secret et donner un aspect plus terrifiant à cette révélation. Même si elle ne l'avouerait jamais, cette histoire était une simple invention de la part de l'enfant. Rosemary n'avait jamais connu son grand-père paternel, qui était décédé bien avant sa naissance d'une crise cardiaque. Mais Claire ne pouvait pas le deviner, et allait donc sans aucun doute croire à son histoire macabre.
-Alors, tu as quelque chose d'encore plus horrible à raconter ?», défia-t-elle son amie.

TROIS HEURES AVANT LA FIN DU MONDE

Cette soirée interminable touchait à sa fin, et au grand soulagement de Rosemary, les enfants avaient été invités à rejoindre leurs tentes respectives. La jeune fille suivit Claire, la seule avec laquelle elle avait accepté de partager sa tente. Les deux enfants s'installèrent dans leurs sacs de couchages, et les moniteurs passèrent les saluer et leur demander d'éteindre pour se coucher. Rosemary obtempéra, mais elle ne comptait bien sûr pas dormir de suite, et il semblait que sa colocataire du soir était du même avis.
«Rosemary ? Qu'est-ce que tu ferais si il ne restait que trois heures avant la fin du monde ?, lui demanda soudain Claire.
Elle enchaîna ensuite en donnant sa propre réponse, et Rosemary l'écouta, songeant déjà à ce qu'elle allait dire. C'était une question étrange et la réponse était difficile à trouver. A vrai dire, la jeune fille n'y avait jamais réfléchi. Le silence s'installa tandis qu'elle songeait à ce qui lui tenait à cœur et ce qu'elle rêvait de faire. Plusieurs choses lui vinrent en tête, mais aucune qui ne la marqua vraiment. Elle n'en avait aucune idée. Elle haussa les épaules et se sentit stupide. Il faisait nuit noire, Claire ne pouvait pas la voir. Alors elle balbutia une réponse, qu'elle improvisa tout en parlant.
-Je ne sais pas trop. Peut-être que j'irais sur un terrain de concours international pour faire un parcours et voir quelles sensations ça donne ? Ou alors je dépenserai tout l'argent de mon père pour quelque chose de stupide, juste pour voir sa tête devant mon achat.
Elle hésita.
-Oui, je pense que c'est ce que je ferais., confirma-t-elle finalement.
Intérieurement, elle savait que si la fin du monde devait vraiment se produire, elle aurait soudainement envie de faire plein d'autres choses. Mais dans une simple discussion, c'était tout ce qui lui venait à l'esprit. Et à vrai dire, elle n'avait pas trop envie de réfléchir à une chose aussi morbide. Elle aimait la vie et serait bien triste si elle venait à disparaître d'un coup. Changeant de sujet, elle se tourna vers Claire, afin qu'elle l'entende mieux lorsqu'elle chuchotait pour ne pas se faire repérer par les adultes.
-Et si on continuait les histoires d'horreur ?», proposa-t-elle avec un petit rire.
Les deux amies veillèrent jusque tard, se racontant d'autres contes terrifiants, jusqu'à ce que le sommeil les emporte finalement.