Balade à pied pour faire connaissance

Le soleil avait déjà bien grimpé dans le ciel quand je rangeai la brouette et la fourche que je maniais sans relâche depuis ce matin. J'avais enfin fini de nettoyer les box du club et je ne sentais presque plus mes épaules endolories par l'effort. Aujourd'hui, j'avais prévu de me faire un peu plaisir en me promenant avec Tedrick. Qui est-ce ? Hé bien je l'avais rencontré par hasard alors que je m'étais perdue dans l'immensité du haras. Nous avions bien sympathisé et par crainte de m'égarer dans les bois cette fois-ci, je l'avais engagé comme guide. A vrai dire, cette balade tombait bien car on m'avait demandé de sortir une jument du nom de Calypso.

En arrivant devant son box, je dus vérifier à plusieurs reprises que je ne m'étais pas trompée. Je n'arrivais pas à croire que cette espagnole reçoive si peu d'attention. J'ouvrai doucement la porte et posai une main sur son chanfrein couleur charbon. La belle lâcha un profond soupir, elle avait l'air d'avoir un tempérament assez posé au premier abord. Je saisis le licol blanc et lui enfilai pour la sortir au milieu de l'allée. Calypso ne bougea pas d'un poil pendant tout le pansage, de temps à autre elle relevait la tête pour m'observer, mais sans plus. Sur la fiche de la jument, il était précisé que certaines de ses vertèbres étaient déplacées à cause du stress. Elle avait déjà profité de ses jours de repos et avait encore 5 jours d'huiles essentielles. C'était donc pour ça qu'on me l'avait confié, elle devait se remettre à bouger petit à petit. Malheureusement je n'avais pas le temps de la masser tout de suite.

Je défis le nœud de la longe et rejoignis Tedrick dans la cour où on avait rendez-vous. Il était en compagne d'une jument et d'un tout jeune poulain. L'alezane était superbe, j'adorais ses longues balzanes. Je jetai un coup d’œil à l'espagnole qui n'avait pas l'air ennuyée le moins du monde par les deux chevaux. « Salut ! Désolée, je t'ai pas trop fait attendre ? » Je m'approchai de la troupe avec un grand sourire. « Je te présente Calypso, je dois la sortir pour le club, je pense qu'elle posera pas de problèmes. » Je tendis une main vers le petit bai, attendrie par sa bouille de nouveau-né. « Et lui, qui c'est ? »

Je ne me fis pas prier et grattouillai le haut de l'encolure du poulain. Effectivement, il n'avait pas l'air de me craindre pour le moins du monde, au contraire. « Je compte sur toi pour pas nous perdre ! », lançai-je à Tedrick avec un clin d’œil. On se mit en route tranquillement. Les deux chevaux du cavalier semblaient heureux comme tout, c'était un spectacle attendrissant. Je tournai la tête vers Calypso qui ne mettait presque aucune volonté dans ses pas, l'encolure baissée. Je soupirai, quel contraste. On aurait dit un robot, mais au moins, elle suivait l'allure énergique des autres.

« Au fait, maintenant que j'y pense, c'est ton combientième cheval ? » Je savais déjà qu'il en possédait plusieurs, j'avais du mal à le concevoir car il faisait assez jeune mine de rien. Cependant il avait l'air très expérimenté, il ne semblait pas hésiter une seule seconde avec ses chevaux, alors qu'à sa place j'aurais été terrorisé qu'O'Top décide de se barrer pour x raisons. Petit à petit, on atteignait les limites du terrain du haras. Une voiture passa à une dizaine de mètres de notre groupe et ses pneus crissèrent lorsque qu'elle manœuvra pour se garer. Instinctivement, je me tournai vers le bai, craignant qu'il ne prenne peur. A ma gauche, je sentis la longe se tendre un petit peu, signe que Calypso avait relevé la tête.

Comme je me l'imaginais, Tedrick ne mit pas longtemps à remettre de l'ordre au sein de sa troupe. De mon côté, l'espagnole n'avait pas bronché. Je flattais son encolure pensivement pendant que le cavalier répondait à ma question, profitant de la douceur de ses longs crins noirs. Ses interrogations me firent presque sursauter. « Mes parents sont du milieu, donc j'ai grandi avec les chevaux. J'ai pris une pause pendant mes études et j'ai passé quelques qualifications pour devenir palefrenière-soigneuse. » Je ne m'attardai pas plus que ça sur le sujet et enchaînai. « Ca doit te prendre un temps fou, tu vies de l'équitation ou tu fais autre chose à côté ? » Quand on croise Tedrick pour la première fois, on ne pense vraiment pas qu'il ait déjà ne serait-ce qu'était une fois à la campagne. C'était vraiment un drôle de personnage.

Avant même que je m'en rende compte, on était sur une piste au milieu d'un champ. Le peu de vent faisait voleter mes mèches blondes, un poil rosées. Il faut dire que moi non plus, j'avais pas vraiment la tête de l'emploi. On aurait dit une gosse de riche ici pour un shooting photo. Alors qu'on commençait à attaquer une légère montée, j'en profitai pour analyser le dos de Calypso. La raideur dans ses membres rendait évident son problème de vertèbres. A ma droite, O'Top continuait de suivre sa mère.

« Et du coup tu tiens ton élevage au sein du haras de Pado, ou c'est un peu plus loin ? J'avoue que je connais pas encore le fonctionnement ici. » Plus Tedrick parlait de sa vie, plus je me rendais compte de sa passion infinie pour l'équitation et plus j'avais envie de poser des questions. Mais je devais d'abord répondre aux siennes, à mon plus grand damne. « Franchement, j'en sais trop rien. J'adore les défis, et je sais que j'ai besoin des chevaux. Ils apportent une certaine maturité je trouve. Je fais aussi de mon mieux pour les comprendre, mentalement et physiquement. J'avais pris une spécialisation en éthologie et ostéopathie.  » Fût un temps où j'aurais parlé pendant des heures de la compétition, du sentiment exaltant de toucher les sommets, mais j'avais décidé de mettre ce pan de ma vie de côté.

Voyant que Roxanne et O'Top dégustaient les friandises de Tedrick et quelques brins d'herbe, j'en profitai pour arracher une touffe. Je tendis mon bras le plus loin possible devant Calypso, tout en la bloquant de mon autre bras. Le but était de faire en sorte qu'elle étende un peu son encolure et s'étire la colonne vertébrale. Mais elle ruina tout mon stratagème en se baissant simplement pour chercher d'elle-même la nourriture. Dépitée, je finis par lui donner directement. Le cavalier se retourna vers moi et me désarçonna quelque peu avec son interrogation. « Quelqu'un qui ne fait pas passer ses intérêts avant ceux de son cheval, quelqu'un qui ne l'abandonnera pas, je pense que c'est plus que suffisant. Et toi ? », dis-je en repoussant gentiment O'Top qui venait fouiner au niveau de mes poches dans l'éventualité où j'aurais des friandises moi aussi.

J'approuvais silencieusement ce que disait Tedrick. « Ah ça malheureusement... Le milieu compétitif est vraiment toxique pour les chevaux. En troisième année on se retrouvait avec des dizaines et des dizaines de 8/9 ans qui avaient déjà de sérieux problèmes d'ostéopathie. Tout ça pour avoir des meilleurs résultats soi-disant... » Je soupirai en regardant Calypso. Était-il possible que son ancien propriétaire ait fait passer ses problèmes de dos pour du stress frauduleusement ? Je secouai la tête, refusant d'imaginer cette éventualité.

On arrivait à un croisement décisif. Un côté menait vers la forêt, l'autre semblait descendre vers la plage. « Je vous suis chef. », dis-je en lui faisant une petite courbette. Une fois engagés sur le sentier qu'avait choisi le cavalier, je recommençai avec mes questions. « Du coup, tu fais des élevages spécifiques ou tu marches au coup de cœur ? » J'observai minutieusement Roxanne. Malgré sa taille assez commune, on sentait la force émaner de ses muscles lorsqu'elle marchait. J'avais du mal à estimer ses origines. J'aurais dit du sang nordique de KWPN par exemple pour la puissance et la prestance, mais aucune idée pour le reste.

La houle venant du large commençait à ramener des douces effluves salées, signe que la plage n'était plus si loin. Calypso levait la nez à chaque bouffée d'air pour mieux les humer. Son épaisse crinière noire dévoilait enfin ses yeux intelligents. Ils semblaient ne lésiner aucun détail, malgré son air imperturbable et détachée. « Oh ! Donc tu tournes sur du complet ou tu as des disciplines de prédilection ? », dis-je intriguée. J'adorais les ibériques, mais aussi les modèles sportifs venant des régions nordiques.

Je rigolai à sa question. « Pour le moment je suis un peu short pour me le permettre, mais pourquoi pas si je tombe sur une occasion en or ou un coup de foudre. » Et puis en réalité, je ne comptais pas remonter à cheval avant un bout de temps. Mon regard se tourna à nouveau vers la jument couleur charbon. Je crois bien que jamais je pourrais posséder un cheval comme elle, même si j'aurais adoré voir ce que le dressage donnerait comme championne. « Comment tu as réussi à commencer ton élevage ? Grâce à tes économies ? »

J'acquieçsai silencieusement, le fait changer de discipline ou de méthode de travail régulièrement était primordial. Le chemin devenait petit à petit plus sablonneux. Heureusement que je n'avais mis ni bandes ni protections à Calypso. O'Top s'éloignait de temps en temps, sous l’œil vigilent de sa mère. « Tu en as de la chance ! », dis-je avec un grand sourire. La plage était enfin en vue. Il y avait peu de gens, malgré le soleil d'aujourd'hui. Je fis un premier pas dans le sable, puis attendis que l'espagnole en fasse autant. Elle avait l'air un peu perplexe, mais finit par s'aventurer à ma suite.

« Hé ben, j'ai l'impression qu'elle n'est pas venue ici souvent. » Moi non plus remarque, je n'aimais pas particulièrement la plage, mais celle-ci était magnifique. « Franchement, le haras a un cadre superbe, c'est marrant qu'il ne soit pas surpeuplé. Enfin, tant mieux, ça aurait été un calvaire d'y travailler et d'y monter sinon. », pensai-je, tout haut. Calypso étendit son encolure jusqu'au sol pour renifler un genre de crabe minuscule. Je relevai sa tête doucement, je voulais éviter qu'elle s'en approche d'un peu trop près.