24 Juillet 2022
Le fond du baril ne ressemble pas du tout à ce que Léo pensait. Il s’était imaginé descendre aux enfers, overdose, accidents, voir sa vie défiler devant ses yeux, aux portes de la mort. Mais ce n’est pas ce qui l’a atterré. Depuis des semaines, personne ne l’avait vu, n’avait eu de nouvelles de lui. Il s’était dit que c’était pour le mieux; personne ne lui devait rien, personne n’avait besoin de s’occuper de lui. Plus il consommait, plus il s’enlisait dans un marécage mental qui rendait ses pensées épaisses et disparates.
Le fond du baril, le fond de la bouteille, c’était tout pareil.
Il était prêt à s’y laisser tomber, s’étendre sur le dos, regarder les murs se refermer autour de lui, le ciel si loin, toujours plus loin, sa porte de secours qui s’éloigne à chaque clignement des yeux. Léo en était fasciné, impossible de s’arrêter, toujours tomber plus loin, la curiosité le tenaillait comme le besoin viscéral de scorer à nouveau. Il n’avait plus un sous depuis un moment, mendiant pour obtenir quelques grammes. Malgré le regard que les gens lui portaient; dégoûtés, le prenant en pitié, désolés, déçus, Léo ne voyait que le reflet du soleil sur les quelques cents qu’on lui lançait.
Il a plu le matin où il a touché le fond.
Recroquevillé sur lui-même, couché à même l’herbe mouillée du parc, Léo ne bougeait pas. Il n’était ni endormi ni éveillé; il flottait, entre deux, porté seulement par la drogue qui lui empoisonnait le sang. Le premier officier de police qui s’est approché le pensait déjà mort, mais les petits gémissements incompréhensibles l’ont convaincu que Léo avait plutôt besoin d’une visite à l’hôpital. Il n’a même pas réagi, toujours porté par le poison dans ses veines, lorsque les ambulanciers l’ont installés sur la civière. Les lumières incandescentes du plafond de la salle d’urgence ressemblaient à des étoile dans un ciel blanc cassé.
Léo a passé vingt-quatre heures entre la semi-conscience et l’état comateux d’un patient sous sédatifs. Personne à appeler, personne pour le visiter, personne pour s’occuper de lui sauf les gentils infirmiers et infirmières. Quelques visites d’un médecin, et puis le matin est arrivé comme une gifle au visage. Son sang lavé, expié, propre, et ses veines qui brûlent, ses yeux qui ne voient plus rien. La misère s’accroche à son estomac et il est plié en deux alors qu’un infirmier tient un bol de métal sous son menton. Il n’a rien à faire sortir, et pourtant, on dirait qu’il est victime d’un exorcisme, ses poumons enflammés qui tentent par tout les moyens de respirer l’air que son cerveau refuse.
Léo touche le fond quand les tremblements et la fièvre le font délirer, il est en sevrage brutal et tout le monde l’appelle John Doe. Où sont ses cartes? Où est son identité? Léo n’arrive même pas à protester lorsqu’on vient le laver, il est trop maigre et trop désillusionné pour aligner deux pensées. La seule pensée qui domine son esprit balafré c’est qu’il doit sortir d’ici; ici, il va mourir, c’est certain, il n’en peut plus, on lui a injecté des milliers de fourmis sous la peau, il les sent grouiller, se déplacer, lui mordre les entrailles. Léo se débat quand on essaie de lui mettre un tube gastrique, et il ne faut qu’une infirmière de bonne taille pour le restreindre.
Le tube descend dans son oesophage, Léo sent son estomac se débattre, mais il est maintenant sous sédation. Il n’arrive plus à rester conscient, son corps se ramollit, sa vision se trouble, mais pour la première fois depuis quarante-huit heures, Léo sent une étrange paix l’envahir.
(la suite sera ajoutée sous peu, ne pas noter pour l'instant svp)