△ Le domaine des Doges.

Je ne pensais pas que l’été viendrait si vite. Un sourire un peu amer glisse sur mes lèvres et je ferme le talon sur tes flancs. Sans aucune riposte, le bel étalon reprend seulement le pas. Nous descendons de notre promontoire alors que le soleil qui est en train de se coucher semble embraser la plaine. Les hautes herbes sont presque rouges et nous, nous nous perdons à loisir dedans. Sunderly avance pourtant sans crainte : son pied est sûr et il connaît bien ces espaces qui semblent ne jamais vouloir se terminer. Je souris de nouveau et soudain, je prends comme conscience de mon insignifiance. Personne ne m’attend plus. Mon existence toute entière est devenue vaine. Cela, je le sais depuis toi. Je le sais depuis que tu es entré dans ma vie et que tu as tout renversé sur ton passage avant de t’en aller. Tu as disparu comme tu es apparu : avec fracas.

Mais je m’en remets. Je m’en remets et je lève de nouveau le menton. Je soutiens les regards sans ciller et peu à peu, les choses rentrent dans l’ordre. Du moins, c’est ce dont je tente de me convaincre. J’ai tout chamboulé dans ma vie depuis toi. J’ai tourné le dos à la vie que nous avions commencé à construire. J’ai quitté les miens. J’ai tout planté du jour au lendemain pour sauter dans le premier avion, sans même regarder où il me déposerait. Je ne suis pas déçue du voyage. Je souris soudain. J’ai toujours été pleine de névroses. Je souris comme une idiote : si tu m’avais entendue le dire, tu te serais mis à rire. Et je souris d’entendre ce bruit si mélodieux au fond de mon esprit. Que je suis risible ! Je ferme avec force mes bas de jambes sur les flancs de Sunderly.

Le mâle se redresse à peine et sa queue d’ivoire claque derrière nous : puissant, il prend le galop en se poussant dans l’allure. J’ai confiance en son jugement et je ne regarde même plus où il pose les pieds. Malgré la lourde selle western dans laquelle je suis confortablement assise, je viens me mettre en équilibre. J’attrape de ma main qui ne tient pas les rênes le pommeau de ma selle pour m’aider à stabiliser ma position. Il faut dire que je n’ai pas vraiment l’habitude de ce genre de monte. Mais je sais que le joli mustang affectionne tout particulièrement ces sorties et moi, je ne cherche qu’à lui faire plaisir. Lui et moi, nous ne sommes pas si différents. Nous avons vécu un peu entre parenthèses, à attendre que l’on veuille bien de nous. Je crois que nous nous sommes rencontrés au bon moment et, si je suis certaine d’une chose, c’est que je ne le lâcherai plus. Plus jamais.

Tu voudrais rire, n’est-ce pas ? C’est toujours ce que l’on dit. On tente de persuader l’autre qu’on ne le quittera jamais. Puis, comme ça, du jour au lendemain, on disparaît. On reprend ses billes et l’autre se retrouve à jouer seul. Je soupire et pose le plat de ma main sur l’encolure du mustang. Il tend une oreille dans ma direction. Il doit me trouver bizarre : je viens seulement de rentrer dans sa vie mais je lui témoigne déjà une confiance totale. Il n’a pas l’air trop dérangé et il continue sa course, vaillant. Je me demande bien ce qui pourrait l’arrêter. C’est un petit cheval mais son coeur est énorme. Il se montre courageux et intrépide, il traverse la plaine sans rien regarder.

Le vent de sa course me grise : mon coeur se met à battre plus vite. J’aimerais tant lâcher ses rênes et hurler un peu mon désespoir. Mais quelque chose m’en empêche encore. Les codes, sans doute. Pourtant, la Société et ses règles n’ont aucune place en cet endroit comme désolé. J’aime ces champs infinis. Ils m’aident à tout remettre en perspective et c’est sans doute ce dont j’ai le plus besoin depuis toi. Je peine même à prononcer ton maudit nom. Je ne pensais pas, avant de te connaître, que quelqu’un pouvait être à lui seul à la fois le bourreau et le supplicié.

Mais je suis peut être injuste dans mes propos. Je sais que j’ai, moi aussi, ma part de responsabilité dans notre formidable échec. Je ne t’ai peut-être pas dit les mots dont tu avais besoin. Je t’ai peut-être mal aimé. Mon regard se voile de larmes. C’est désormais le seul effet que tu me fais. Malgré le temps et la distance, penser à toi continue de me détruire. Tu as tout saccagé. Et je t’en veux. Je te déteste de cette absence qui me brise un peu plus chaque fois que j’y pense. Et soudain, alors que je ne peux m’empêcher de ressasser mes souvenirs, Sunderly trébuche. Déséquilibré, il se rattrape pourtant habilement. Je suis secouée mais rien de bien méchant. Comme si de rien, le brave mustang reprend le galop. Je souris, attendrie. Je me grandis néanmoins et l’invite, à la voix, à repasser au trot puis au pas.

Je caresse longuement son épais col d’entier sur lequel ondule sa crinière blonde. Il est brave mais je ne lui en demande pas tant. Il renâcle et comme il comprend que nous allons poursuivre au pas, il redescend dans son attitude qui est toujours très basse. Il est très expérimenté et il m’apprend chaque jour de nouvelles choses. Il m’aide à me reconstruire et je lui en suis reconnaissante, plus qu’il ne le sait encore. Sans un mot de plus, nous filons vers l’horizon. Ce soir, le monde semble ne plus vouloir se coucher ni finir et moi, je me promets de renaître. Nos lendemains chanteront à nouveau.