Les années ont passées et il est maintenant temps d’offrir à l’étalon alezan une retraite digne de ce nom. Fidèle à lui-même, Chips m’accueille près de son box les oreilles plaquées sur la nuque. Une chose que les sept dernières années à ses côtés m’ont appris, c’est bien de ne pas être intimidé par ce genre de comportement. Je m’impose donc dans son box et lui enfile rapidement son licol. L’encolure arquée et la queue en panache, l’étalon alezan se pavane à mes côtés pendant que nous traversons l’allée principale de ma luxueuse écurie. Avec les années, plusieurs améliorations ont été faites et la plupart des paddocks ont été repensés également pour permettre une meilleure vie sociale. Il y a encore quelques parcs de sortie individuels, et c’est exactement là où l’irrespectueux KWPN se dirige. À plusieurs reprises je dois donner un petit coup sec sur ma longe pour le ramener à l’ordre, ce qui lui replace les idées l’histoire de quelques secondes, avant qu’il ne se remette à bondir à mes côtés ou encore directement sur mes talons. Heureusement, le chemin est court et rapidement l’étalon est libéré de ses entraves. Fier comme un paon, il part dans une courte galopade alors que je referme la porte du paddock derrière lui. Je m’accoude à la barrière et sort mon téléphone portable de la poche de mon jean. Il est dix heures moins le quart, et à l’heure pile, une jeune femme doit venir au domaine pour rendre visite à ce vieux canasson. D’ailleurs, il est clair que Chips n’a aucune conscience de l’âge qu’il a.

Parlant de cette visite… l’ancienne propriétaire de l’alezan, une certaine Margot, m’a contacté après plus de sept ans pour me dire que son ancienne demi-pension continuait de le rechercher. Bien sûr, j’ai autorisé qu’elle lui donne mes coordonnées et qu’elle entre en contact avec moi. J’avoue que la curiosité qui m’a envahie à ce moment continue de courir dans mes veines présentement. Qui a bien pu aimer cet étalon au point de le rechercher sept ans plus tard? Cette question me dépasse et j’ai bien l’intention d’élucider le mystère. Dans les dernières années, l’étalon a toujours été mon cheval de secours sur les terrains de concours. Il a reçu l’entraînement nécessaire vu sa vie précédente dans un centre équestre qui mettait l’argent avant l’animal, et m’a suivi sur tous les terrains de compétition. Alors que je réfléchis à tout ça, un raclement de gorge discret me fait me retourne d’un bloc, et je fais face à une jeune femme aux cheveux bruns et au visage un peu enfantin. Ses yeux sont lumineux, mais je sens l’anxiété dans tous les muscles de son corps. Sans attendre, je lui tends la main et je me présente d’une voix rauque.

- Kayce. Tu dois être Jesse?

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Quand la jeune femme devant moi ouvre enfin la bouche, c’est pour bredouiller quelques mots incompréhensibles. J’ai besoin de toute ma concentration pour bien discerner ce qu’elle me dit. Je sens son anxiété - mêlée à de l’excitation? - montée à chaque pas qu’elle fait vers moi. Elle glisse sa petite main dans la mienne et nous nous saluons poliment. Une odeur de nicotine me picote les narines, mais je n’en fais pas tout un plat - elle a dû fumer une cigarette avant de descendre de voiture. J’entends derrière moi l’étalon alezan grogner, probablement parce qu’il vient de renifler son voisin de paddock. Je roule des yeux par habitude, et offre un sourire désolé à la jeune femme devant moi. Tu sais, je viens à peine de sortir Chips. Je sais que tu l’as connu dans sa vie d’avant, mais je ne pense pas qu’il n’y ait eu de changement drastique depuis. Je préfère le laisser lâcher son fou un peu avant que tu ne le vois si ça te convient? Il a passé quelques jours au box à cause du mauvais temps… C’est la phrase la plus longue que j’ai débitée à une inconnue depuis un sacré moment, me contentant normalement du strict minimum. Était-ce le cas? Peut-être pendant que j’y pense. Seulement l’information de base y était. Alors que je réfléchis à ça, je vois le visage de Jesse se décomposer un peu, puis elle remet rapidement son masque souriant.

Elle est impatiente de revoir son vieil ami, je comprends le sentiment, mais présentement je ne pense pas que l’étalon alezan soit dans de grandes dispositions puisqu’il a un surplus d’énergie à dépenser. Il n’y aurait rien de positif qui découlerait de cette retrouvaille. J’ouvre la main et indique à la jeune femme de m’emboîter le pas. Pour tuer le temps, aussi bien lui faire faire le tour de mes installations, non? Au moins, elle pourra voir dans quel genre de lieu a vécu Chips depuis sept ans. Je commence par les écuries, où elle découvre un espace propre, bien aéré et de très grands boxs. Passionné par cette visite, je me laisse guider également et lui détaille toutes les améliorations faites dans les dernières années. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous nous retrouvons dehors une nouvelle fois, près des paddocks. Du coin de l'œil, je vois le parc de sortie individuel dans lequel se trouve l’étalon alezan - qui semble beaucoup plus calme qu’à sa sortie - arrachant les brins d’herbe du sol et marchant le long de la clôture en observant les autres équidés. En périphérie, je vois aussi Flagrant Délit, Gentleman in Disguise et Lead the Way - mon trio infernal - qui jouent avec un ballon à poignée en caoutchouc. Je pointe dans leur direction à la jeune femme à mes côtés et un large sourire se dessine sur mes traits. Les trois étalons s’entendent comme larrons en foire, et j’éclate de rire quand je vois l’alezan détaler à vitesse grand V avec le ballon dans les dents, poursuivi par les deux autres.

- Tu es prête à revoir ton copain maintenant? dis-je à Jesse en me retournant vers elle. Son sourire sincère illumine son visage et elle opine de la tête. Puis, son sourire se fane et je vois l’anxiété prendre le dessus. Je m’imagine dans ses bottes et je ne sais quoi en penser. Une partie de moi voudrait bien que Chips la reconnaisse. D’un autre côté, à part lui-même, l’étalon n’aime personne, du moins il tolère la présence humaine et est rebuté par la présence des autres chevaux dans sa bulle. J’avance à pas feutrés vers son paddock, et m’appuie finalement sur la barrière en bois, dans la même position que j’étais juste avant l’arrivée de la jeune femme.

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