Chemins de Balade - Irin

Odile avait décidé de passer le cap. Les pieds solidement appuyés sur le plancher à picot de ses étriers, elle était parvenue à extirper Blue des écuries pour quelques heures. Elle savait que faire le choix d’emmener l’étalon en randonnée pour une première expérience en selle était une décision audacieuse. Mais elle avait envie de prendre ce risque. Elle voulait leur offrir des sensations, des vues à couper le souffle, elle voulait montrer à Blue que tout ne ressemblait pas aux bâtiments miteux et aux prés sans herbes. Elle avait trouvé une partenaire de balade : Gabrielle. C’était la jeune fille qu’elle avait vu pleurer quelques jours plus tôt dans l’écurie. Elle ne lui avait pas posé plus de questions, elle lui avait simplement demandé de lui montrer comment aller jusqu’à la plage.

Quelques minutes auparavant, elles avaient préparé leurs chevaux en même temps, mais l’adolescente n’avait pas décroché un mot et Odile se sentait terriblement mal à l’aise. Elle avait simplement équipé Blue de cloche en plastique afin qu’il ne défère pas, mais elle avait fait l’impasse sur les protections en mouton de peur de les abîmer si elles venaient à rencontrer l’eau de mer. Le propriétaire lui avait dit que l’étalon avait déjà vu la mer, il utilisait la longueur de la plage pour le défouler ; la jeune femme craignait qu’il ne l’embarque par habitude, mais elle n’avait rien dit à Gabrielle pour ne pas l’inquiéter. Elle s’était tout de même équipée d’un gilet air-bag et avait accroché un Apple AirTag à sa selle si jamais elle venait à perdre sa monture.

Lorsqu’elles se mirent en route, Blue s’installa dans un pas actif derrière le poney de Gabrielle. Odile ne souhaitait pas tirer sur sa monture dès les premiers instants afin de ne pas le braquer, et surtout de conserver assez de force pour avoir un minimum de contrôle sur la plage. Les chemins qui entouraient les écuries étaient bordés de grands chênes, l’ombre qu’ils y apportaient rendait la température presque respirable. Au pas Blue jouait avec son mors, il était confortable, une bouche douce et une attitude très correcte compte tenu de son âge. Coincé derrière un poney à l’amplitude plus réduite que la sienne, il n’avait peur de rien et suivait son congénère les yeux fermés. Il faut dire que le petit poney juste devant lui était le parfait cheval de tête, calme, il ne regardait rien et sa sérénité était presque contagieuse. De temps en temps, Odile sentait sa monture fouailler de la queue pour chasser une mouche ou un moustique. Son calme l’étonnait. « Tu te sens prête à trotter ? Le sol s’y prête plutôt bien ? » La jeune femme fut surprise par l’intervention de l’adolescente, voilà bientôt quarante minutes qu’elle n’avait pas décroché un mot et voilà qu’elle faisait une phrase. De surcroit, son analyse était plutôt bonne, le sol permettait d’échauffer les chevaux — et de tester les réactions de l’entier — sans risquer de les blesser. Lorsqu’elle s’imagina prendre le trot, Odile sentit monter en elle l’adrénaline. Évidemment, elle avait déjà trotté sur d’autres chevaux, mais aucun ne lui semblait aussi imprévisible et électrique que celui qui se déplaçait sous sa selle actuellement.

« Oui ça me va, si ça dégénère on repasse au pas par contre hein ?! » Gabrielle ne prit pas la peine de lui répondre et changea d’allure. Blue prit le trot également, content de suivre son copain, mais anticipant très clairement la demande de sa cavalière. Rapidement, le jeune cheval se retrouva coincé derrière son congénère, il commença à piétiner, ruer et tenter de le dépasser. Odile comprenait parfaitement ses réactions, mais avait parfois du mal à les encaisser, d’autant plus que l’adolescente ne l’aidait pas et demandait sans cesse à son poney de ralentir le rythme. Agacé, Blue finit par enfoncer la seule porte que sa cavalière ne parvenait pas à fermer et il finit par dépasser au grand trot le cheval qui le précédait. Complètement appuyé sur son mors et la bouche ouverte, l’étalon ne semblait plus répondre de rien. Il s’arrêta net au détour d’un virage lorsqu’il s’aperçût qu’il était seul et que le poney ne l’avait pas suivit. Paniqué par cette solitude nouvelle, il se mit à hennir et à vouloir faire demi-tour. Odile s’opposa fermement à sa demande. Elle avait déjà subi son attitude pendant quelques minutes, il était hors de question qu’il parvienne à ses fins en retrouvant son copain. Blue devait apprendre à patienter. L’inquiétude lors de l’absence d’un congénère était tolérable, les chevaux sont des animaux grégaires et l’étalon n’avait que trois ans ; mais trainer sa cavalière sur plusieurs mètres puis ensuite choisir de faire demi-tour, ça c’était non.

Gabrielle et son poney finirent par apparaître au bout du chemin, ils étaient toujours dans un petit trot calme, posé. Son poney n’avait pas semblé inquiet du tout. Elle repassa au pas à la hauteur d’Odile. « Je vais passer devant si ça ne te dérange pas, et puis finalement, je pense que la plage c’est pas une super idée. » La brune se dégonflait. C’était pas le moment. Elle avait peur, peut de mettre en danger son cheval, peur de mettre en danger l’adolescente. C’était l’une des premières fois que la jeune femme sentait sa gorge se nouer à cheval. L’anxiété. « On tourne à la prochaine à droite, on reviendra sur nos pas. » Gabrielle n’était pas très bavarde, mais à ce moment précis, cela soulageait profondément Odile qu’elle ne lui pose pas davantage de questions. Sans un mot, Odile reprit le trot et suivit l’itinéraire indiqué par l’adolescente. Devant Blue était plus calme, il allait vite, certes, mais il ne cherchait ni à prendre la main ni à s’appuyer sur le mors. En revanche, il était bien moins franc : il pila à deux reprises à cause de sa propre ombre et fit une foulée de galop lorsqu’Odile éternua.

De retour aux écuries, la jeune femme se sentait terriblement triste. Elle aurait adoré offrir une baignade à son cheval. Elle était parfaitement équipée en cas de chute, elle aurait dû tenter quand même. Poule mouillée. Elle aurait voulu en parler à quelqu’un, se confier, dire ses doutes et raconter ses envies, mais ici elle était seule. Gabrielle était assise dans le box de son poney et avait enfoncé ses écouteurs dans ses oreilles, elle semblait triste elle aussi et ne semblait pas vraiment avoir envie de discuter. Odile prit soin de son cheval avant de remonter dans sa voiture. Elle se sentait mal dans cet endroit, la solitude lui pesait et elle ne se sentait pas capable de gérer Blue. Peut-être que je devrais arrêter ?   

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Après avoir étudié les différentes options possibles, Gatien et Odile avaient jugé plus judicieux que ce soit le jeune homme qui emmène Corona en concours dans un premier temps afin de tester son comportement. La brune ne cachait pas sa joie, elle allait enfin pouvoir consacrer un peu de temps à Blue. Voilà déjà un petit mois qu’il était au repos et semblait impatient de retravailler. Odile avait alors mis en place un programme de travail à pied. Elle souhaitait faire voir un peu de pays à l’entier sans être en selle. Elle envisageait même d’engager un concours de travail à pied d’ici deux semaines. Sans être à cheval, les options étaient tout de même plutôt limitées, mais la jeune femme comptait sur sa condition physique pour emmener Blue en balade afin de développer sa franchise. Elle avait établi un itinéraire afin d’être certaine de tenir la distance, courir à côté de son cheval reste tout de même assez physique et elle craignait que son endurance lui fasse défaut.

Les avantages du travail à pied sont multiples : apprentissage du respect, développement de la franchise, une sollicitation moindre des muscles dorsaux, mais également un gain de temps lors de la préparation. Odile avait brossé son cheval avec beaucoup de minutie, mais elle gagnait un temps précieux puisqu’elle n’apposait pas de selle sur le dos de Blue. Elle prit tout de même certaines précautions en choisissant de mettre un mors en caoutchouc à Blue. Si l’animal avait été plus sage lors de leur dernière sortie, elle aurait probablement tenté de faire cette balade en licol, mais elle s’en méfiait et préférait assurer le coup : perdre son cheval sur la route était une hantise. Odile s’était bien équipée : gourde, longe de rechange, un licol « au cas où » et une batterie nomade pour recharger son téléphone. Elle commençait à bien connaître Blue et ses frasques et anticipait le moindre problème.

Lorsqu’ils se mirent en route, elle sentit d’emblée que l’étalon était content de retravailler. Elle souhaitait débuter par de longues minutes de pas dans les allées avoisinant les écuries. Mais Blue ne l’entendait pas de cette oreille, il avait terriblement envie de se défouler. Odile passa donc les premières minutes de cette balade à retenir son cheval, à lui demander de se calmer à grand coup de « oh oh » et à regretter de ne pas avoir prévu un stick pour l’aider à donner un cadre convaincant à l’entier que n’avait de cesse de la dépasser et de la bousculer pour aller plus vite. Après de longues minutes de souffrance, elle prit le parti de commencer à courir pour mettre Blue au trot. Il était débordant d’énergie, mais la cavalière connaissait très bien le cardio limité de sa monture. L’étalon n’avait pas travaillé depuis un mois et n’était déjà pas très endurant avant cette pause, elle supposait donc que ce moment de folie ne durerait pas. Lorsqu’elle commença à trottiner, Blue se mit à sa hauteur et sembla enfin se calmer. Il était alerte, ne cessait de regarder à droite et à gauche. Il bousculait parfois Odile qui le poussait à son tour en haussant la voix. La jeune femme était plutôt surprise de sa propre endurance, voilà vingt bonnes minutes qu’ils étaient partis et elle ne ressentait pas trop de fatigue. Elle décida alors de rallonger la balade sur un sentier en terre qu’elle ne connaissait pas. « Tous les chemins mènent à Rome de toute façon ».

Malheureusement, Odile n’avait pas vu le panneau indiquant que ce chemin était également autorisé aux véhicules deux roues. Le duo était à l’arrêt, la jeune femme avait finalement fini par avoir un point de côté et avait préféré faire une pause. Blue broutait tranquillement entre les chênes. Ce sont ses oreilles qui alertèrent en premier Odile, l’étalon les tourna vers l’arrière, comme s’il entendait un bruit suspect. Lorsqu’il leva la tête, la cavalière se mit immédiatement debout, alerte elle aussi. Elle savait que Blue pouvait démarrer au quart de tour. Une moto-cross passa derrière lui en faisant vrombir le moteur. Odile ne l’avait pas vu. L’étalon ne perdit pas une minute et se mit à galoper dans le sens inverse. La jeune femme avait toujours la longe en main, mais elle ne put suivre sa monture que sur quelques foulées. Il avait bien trop d’amplitude pour qu’elle puisse couvrir la même distance que lui. Heureusement Blue s’arrêta à quelques mètres de sa cavalière. Le bruit de l’engin s’était éloigné et son stress diminuait doucement. Odile récupéra la longe et préféra faire demi-tour. Décidément, aucune des balades qu’elle faisait avec Blue n’était une réussite. En rebroussant chemin, elle se rendit compte que le sol sur lequel Blue avait pris peur était particulièrement dur et caillouteux. Voilà qui ne présageait rien de bon pour ses membres.

De retour à l’écurie, elle inspecta d’abord avec beaucoup d’attention les sabots de sa monture. Elle craignait qu’il ait mis le pied sur une roche coupante ou qu’un fragment se soit coincé sous son pied. Heureusement, il ne présentait aucune plaie. Cette balade était un échec de plus. Mais Odile ne perdait pas confiance, cette fois la situation était différente : si Blue avec réellement besoin de plus de séances a pied pour être respectueux et calme, alors elle prendrait du temps pour lui, Corona était là pour épauler sportivement l’étalon et Odile n’avait rien à perdre à tenter de faire les choses à pied. Elle ne pouvait pas non plus ignorer que Blue avait progressé. Certes, il se laissait encore déborder par ses émotions, mais de temps en temps, il prenait conscience que l’humain à ses côtés devait être ménagé. La jeune femme était particulièrement fière du fait qu’il n’avait pas cherché à la fuir lorsqu’il lui avait échappé. Elle ne dirait pas un mot de cette balade à Gatien, elle refusait qu’il lui reproche encore de ne pas avoir été prudente et de faire n’importe quoi avec un cheval de cette trempe. Odile était devenue propriétaire de Blue, mais elle avait préféré ne rien dire au jeune homme. Elle craignait qu’il s’approprie sa monture.  

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